Les Martiniquais, Victor Schoelcher et Joséphine de Beauharnais

Victor Schoelcher descendu de son piédestal          La chute des statues de Victor Schoelcher et de l’impératrice Joséphine de Beauharnais – la première épouse de Napoléon – nous oblige à revenir sur l’histoire de l’abolition de l’esclavage telle qu’elle doit être connue pour comprendre ce que les activistes martiniquais reprochent à ces deux personnages.

          Rappelons que c’est la Révolution de 1789, donc la première république, qui a permis en France l’abolition des privilèges et des droits féodaux vieux de dix siècles (1). Souvent critiquée en ce XXIe siècle, on ne souligne pas assez le plus extraordinaire acquis de cette révolution : la dépossession des nobles et autres seigneurs des terres, des provinces dont ils étaient les propriétaires ! Oui, les révolutionnaires ont refusé le système de rachat qui aurait fait des paysans, ces serfs, des ouvriers agricoles (simple changement de terminologie) durant des décennies, avant qu’ils n’en deviennent les propriétaires ou peut-être même jamais. Les corps de métiers – qui sont les artisans de tous les grands travaux – attachés au clergé et aux seigneurs retrouvent aussi leur liberté d’entreprendre. Un changement radical donc qui n’a rien à voir avec une simple réforme.

          Au début du XIXe siècle, depuis l’indépendance de Haïti en 1804 – suite à sa victoire sur l’armée napoléonienne – un peu partout dans les colonies se multiplient les rebellions contre l’esclavage. La France de Napoléon qui a eu l’idée de le rétablir en 1802, après une première abolition en 1794, doit faire face à l’impopularité de l’asservissement des Noirs ; surtout depuis que l’Angleterre a décidé d’obliger tous les royaumes européens à cesser la traite des Africains. C’est donc dans cette ambiance que se produit la révolution de 1848* qui décide d’abolir définitivement l’esclavage. Une grande attention est ici demandée au lecteur afin qu’il établisse un lien entre ce passé et les événements actuels en Martinique. Que se passe-t-il lors de cette abolition ? Au lieu de suivre le même schéma qui a permis aux paysans français de devenir propriétaires des terres qu’ils exploitaient pour le compte des nobles et des seigneurs, aux Antilles, l’abolition de l’esclavage préparé par le secrétaire d’État aux colonies, Victor Schoelcher, permet non seulement aux colons d’être indemnisés financièrement pour la perte de leurs esclaves mais encore de conserver la propriété des terres sur lesquelles ceux-ci travaillaient. En clair, l’abolition de l’esclavage a accordé aux colons à la fois «le beurre et l’argent du beurre» ! Il fallait pourtant dire merci à Victor Schoelcher. Mais ce n’est pas tout. Les colons en voulaient davantage ! Poursuivons donc.

          Renvoyés pour ainsi dire les mains vides – on ne leur a même pas reconnu la propriété de leur case – les nouveaux citoyens vont être très rapidement rattrapés par la cupidité de leurs anciens maîtres grâce à la complicité de l’État. Pour permettre au lecteur de deviner la suite, il suffit de lui poser cette question : à quoi sert-il de posséder des terres s’il manque les bras pour les cultiver ? Et pourtant, les suicides, les évasions, les décapitations pratiquées sur eux, les chiens dressés pour les tuer, le développement en Europe de l’industrie des chaînes pour les retenir captifs auraient dû enseigner aux colons l’amour des Noirs pour la liberté. Mais ils étaient trop méprisants pour leur accorder la moindre faveur. Ils constatent stupéfaits que les nouveaux libres refusent de travailler pour eux et gagnent en masse les montagnes et les zones marécageuses. Alors, une fois encore l’État vole au secours des colons. Les forces de l’ordre remettent les nouveaux libres dans les plantations sous le prétexte que ne faisant rien de leur liberté, ils étaient en vagabondage ; ce qui était déclaré un délit. Tous les Noirs surpris dans leur déplacement étaient condamnés au travail forcé chez leurs anciens maîtres. Et comme cette main d’oeuvre était insuffisante, parce que les nouveaux citoyens se terraient dans les montagnes et n’osaient pas en sortir, l’État français va faire venir de chine, de l’Inde et d’Afrique** des travailleurs sous contrat – une forme d’esclavage ou de travail forcé. Le livre de l’Antillais Raphaël Confiant – Case à Chine – est assurément le plus beau témoignage sur cette époque de l’histoire des colonies françaises des Amériques. Ce travail forcé fut légalisé en 1853 par un décret de Napoléon III et ne fut aboli qu’en 1946 par la loi dite Houphouët-Boigny – du nom du député de la Côte d’Ivoire qui en était l’initiateur et le rapporteur. Ce qui fait dire à certains que l’esclavage n’a été réellement aboli en France qu’en 1946 ! Quelle histoire, cette fameuse abolition de l’esclavage de 1848 ! Parce qu’elles connaissent cette histoire que le reste de la France ignore, les jeunes générations de Martiniquais ne veulent pas voir en permanence Victor Schoelcher honoré dans l’espace public.

Joséphine de Beauharnais disparaît          Concernant Joséphine de Beauharnais, l’ex-épouse de Napoléon Bonaparte (1796 à 1809), il convient tout simplement de dire qu’elle est considérée comme l’instrument de la perte des Antillais. Fille d’un colon de la Martinique, elle épouse Napoléon en 1796. Quand celui-ci devient Consul de France après son coup d’état en 1799, il prend la décision de rétablir l’esclavage aboli en 1794. Comment n’est-il pas permis de voir dans ce mariage entre un homme du pouvoir et la fille d’un colon le contrat signant la perte des citoyens noirs de la France ? Oui, en 1802, par la décision de Napoléon, les Antillais et ceux des colonies de l’océan Indien qui étaient des citoyens français vont devenir à nouveaux les esclaves des colons jusqu’en 1848. Joséphine de Beauharnais signifie définitivement pour tous les Antillais l’instrument de la condamnation de leurs aïeux à l’esclavage par Napoléon. La présence de sa statue en Martinique depuis 1859 est évidemment l’oeuvre des colons reconnaissants.

(1) « En 1789, la noblesse française, qui ne se distinguait plus guère des autres classes éclairées de la nation que par des signes imaginaires, a obstinément refusé d’ouvrir à celles-ci ses rangs, et a mieux aimé se laisser arracher à la fois toutes ses prérogatives que d’en céder volontairement la moindre partie » (Alexis de Tocqueville – 1843 ; cité par Caroline Oudin-Bastide in Des nègres et de juges », 2008).

* La révolution a lieu en février ; le décret d’abolition est signé le 27 avril et applicable à partir de juillet 1848. Le 21 mai, une rébellion éclate à la Martinique et des Blancs sont tués. Craignant sa propagation, les autorités locales abolissent l’esclavage sur l’île dès le 23 mai 1848 sans attendre l’application du décret de Schoelcher.

** Bientôt un article sur ces Africains sous contrat dans les Antilles à partir du milieu du XIXe siècle.

Raphaël ADJOBI

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