Lettres à une Noire (Françoise Ega)

Lettres à une Noire          Depuis le 12 avril 2019, dans le 14e arrondissement de la ville de Marseille, une plaque indique la « Rue Françoise Ega. Dite Mam’Ega, poète et militante (1920 – 1976) ». Rarement, en France hexagonale, une ville a été reconnaissante à l’égard d’une de ses habitantes noires en la nommant par son nom plutôt que par l’invariable « négresse » comme à Biarritz. Surtout quand cette personne n’a jamais occupé une fonction politique ou acquis une certaine célébrité par son art. En lisant l’enthousiaste et très juste analyse de « l’expérience » de Françoise Ega faite dans la préface par Elsa Dorlin, nous comprenons pourquoi les Lettres à une Noire ont mérité d’être rééditées.

          Au moment où sort sur les écrans de cinéma « A plein temps » du réalisateur Eric Gravel avec Laure Calamy dans le rôle d’une femme soumise à une vie infernale entre la banlieue où elle réside et le palace parisien où elle travaille, lire Lettres à une Noire, c’est découvrir que ce scénario a déjà été écrit par une jeune dame antillaise de Marseille de mai 1962 à décembre 1963. Mais, alors que le film se contente de séduire par la course trépidante et haletante quotidienne de la banlieusarde blanche pour arriver à l’heure à son travail et la même course pour arriver à temps pour prendre en main la charge de ses enfants, le livre ajoute à cela une plongée dans une expérience sociologique d’une insoupçonnable et poignante vérité ! Plutôt que de pester en écoutant les récits humiliants de ses sœurs Antillaises qui exercent le métier de bonnes à tout faire, Françoise Ega se fait embaucher comme domestique chez les bourgeois de Marseille pour savoir jusqu’où peuvent aller les femmes blanches dans la cruauté, « jusqu’où peut aller la bêtise humaine » !

          Avant les années 1960, des jeunes gens et surtout « des jeunes filles arrivent par pleins bateaux au Havre, à Cannes ou à Marseille ». Un véritable trafic clandestin que l’État va remplacer par un bureau officiel destiné à l’immigration des populations d’outre-mer (Bumidom) pour faire d’elles des « travailleurs étrangers de l’intérieur », en d’autres termes des Français étrangers en France. Si les plus chanceux occupent des postes subalternes dans les administrations, la très grande majorité des femmes se retrouvent bonnes à tout faire chez des particuliers. Une main d’œuvre servile et bon marché pour femme blanche au foyer. « Depuis que Bécassine ne descend plus de Bretagne, Doudou a pris la relève, on la trouve dans tous les coins les plus inattendus de France » !

          Empruntant le style épistolaire, Françoise Ega délivre dans ce texte des témoignages qui supplantent de très loin ceux de La couleur des sentiments, le beau roman de l’Américaine Kathryn Stockett qui rend compte de l’ingrat travail des nourrices noires auprès de leurs maîtresses blanches. Avec Lettres à une Noire, l’ingratitude est peu de chose et la cruauté même apparaît supportable. Ce qui est répugnant, c’est de prendre en flagrant délit de malhonnêteté des gens qui peuvent s’offrir ce qu’ils veulent mais tiennent à priver les plus pauvres de ce qui leur revient y compris le temps de la vie familiale. Être femme de ménage, c’est se dépouiller de toute dignité ; « (elle) ne peut avoir soif, ne peut avoir aucune envie naturelle, cela fait perdre cinq minutes ». Alors que déjà « le plus pénible pour une femme de ménage, pense Françoise Ega, c’est l’odeur de la vie des autres ». Malgré tout cela, comme aux Antilles après un cyclone, « souvent les malheureux rient et chantent [parce que] le rire est encore ce qui reste aux malheureux », et aussi pour ne pas offrir aux Blanches le plaisir d’exprimer de la compassion à leur égard.

Raphaël ADJOBI

Titre : Lettres à une Noire, 294 pages

Auteur : Françoise Ega

Éditeur : Lux Éditeur 2021 ; © Françoise Ega, 1976.

Qui a peur de Christiane Taubira ? Une réflexion autour du parrainage des élu(e)s lors des présidentielles

Taubira 2022En ce mois de mars 2022, au moment où la liste définitive des candidat(e)s à la présidentielle est connue, une analyse de notre système des parrainages leur permettant de concourir à la plus haute fonction de l’État s’impose. Pour le commun des Français, seul(e)s ceux et celles ayant la signature des maires peuvent prétendre au fauteuil présidentiel. Malheureusement, nous ne connaissons de notre histoire et de nos institutions que ce qui est régulièrement mis en évidence par les canaux officiels de l’enseignement et de la communication (radios, télévisions).

Nos élus seraient-ils de mauvais citoyens ou des ignorants des règles de la République ?

Combien sommes-nous à savoir que ce ne sont pas seulement les maires qui sont habilités à parrainer les candidats ? Oui, le Conseil constitutionnel autorise également les présidents du Conseil d’une communauté de communes, les député(e)s, les sénateurs ou sénatrices, les conseillers ou conseillères des départements et des régions ainsi que les député(e)s à l’Assemblée européenne à donner leur parrainage au candidat de leur choix ? Cela fait beaucoup de monde, direz-vous ! C’est évident. Malheureusement, très peu parmi eux accomplissent leur devoir. En 2017, ils étaient 42 000 élu(e)s habilité(e)s à « parrainer » ou à « présenter » (terme officiel) un candidat ! Mais, force est de constater que seulement 34 % d’entre eux ont effectivement parrainé un candidat ou une candidate cette année-là ! On remarque aussi que « dans près des trois quarts des cas, il s’agissait d’élus communaux ou intercommunaux » qui ont rempli ce devoir (site du Conseil constitutionnel). Une conclusion s’impose : les députés nationaux et européens, les sénateurs, les conseillers départementaux et régionaux, ceux-là mêmes qui accusent sans cesse le commun des citoyens de ne pas accomplir son devoir en s’abstenant d’aller voter lors des élections sont incapables de donner l’exemple ! Et demain, sur les ondes des radios et des télévisons, ils appelleront à aller voter pour un candidat qu’ils n’auront même pas choisi quand l’occasion leur en était donnée ! On peut même se demander si tous ces élus savent qu’ils disposent du pouvoir de choisir un candidat à l’élection présidentielle avant tous les autres citoyens ? Sinon, comment une telle absence de civisme est-elle possible ?

                            Christiane Taubira…. au nom de la démocratie !

Christiane Taubira 3Sur le site du Conseil constitutionnel, il est écrit que « le filtre des parrainages vise à éviter des candidatures trop nombreuses […] et d’écarter les candidatures fantaisistes ou de témoignage ». Il précise aussi que depuis la réforme de 1976 ayant porté le nombre de signatures des élus de 100 à 500, on ne parle plus officiellement de «parrainage» mais de «présentation» ; c’est-à-dire qu’à titre individuel, les élus présentent un candidat, même si la personne de leur choix n’a pas manifesté son intention d’être candidate. Ce qui explique pourquoi en 2022 le président sortant a obtenu le nombre de parrainages requis avant même d’avoir officiellement déclaré sa candidature. Dans la réalité – peut-être parce que les élus sont ignorants de ces règles ou peu respectueux de leur devoir – ce sont les candidats qui doivent courir après eux pour obtenir leur parrainage.

Nous apprenons, sur le site Internet de Ouest-France, que le 24 février 2022 le décompte du Conseil constitutionnel marquait qu’il manquait 80 à 90 signatures à Marine Le Pen pour valider sa candidature. François Bayrou a alors annoncé – le dimanche 27 février – qu’il parrainait la candidate du Rassemblement national « pour sauver la démocratie ». En d’autres termes, même si demain il ne votera pas pour cette candidate qui n’est pas de son bord politique, en son âme et conscience, il estimait juste qu’elle soit une prétendante au fauteuil présidentiel. Et ce geste digne d’un vrai démocrate est exceptionnel dans le paysage français. En effet, alors que seulement environ 13 500 élus avaient donné leur parrainage, ce qui veut dire que plus de 28 000 parmi eux n’avaient pas encore fait de choix, on n’a pas trouvé 500 élus « pour sauver la démocratie » en donnant leur voix à Christiane Taubira, comme l’a fait François Bayrou pour Marine Le Pen ! Cela donne à réfléchir, n’est-ce pas ? 28 000 élus français sur 42 000 ont préféré s’abstenir plutôt que de permettre – « pour sauver la démocratie » – à Christiane Taubira de concourir ! Logiquement, on peut croire qu’ils seront 28 000 élus à ne pas aller voter en avril prochain puisque aucun des candidats ne leur convient : aucun n’a mérité leur parrainage !

Le manque de civisme des élus enfin expliqué !

Les élus bouderaient-ils les règles parce qu’ils ne feraient pas confiance à nos institutions ? Interrogée sur leur manque apparent de civisme, Charlotte Marchandise qui n’avait obtenu que 135 parrainages en 2017 dit que les maires sont dégoûtés par ce système parce qu’ils subissent de nombreuses pressions politiques – venant par exemple des présidents des communautés de communes. Selon certains élus, le parrainage devrait être anonyme comme les votes lors d’une élection. Ainsi donc les multiples pressions, la peur, les suspicions sont à l’origine des étonnantes éliminations des candidatures comme celle de Dominique de Villepin en 2012 ou celle de Charles Pasqua en 2002. Si Christiane Taubira avait été retenue en 2002, c’était parce qu’elle était la candidate des Radicaux de gauche, un parti traditionnel. En 2022, ce parti lui a retiré son soutien alors qu’elle était portée par un mouvement populaire suite à la plus grande consultation jamais organisée en France pour présenter un candidat à la présidentielle. Désormais, nous savons tous pourquoi : pour un élu, ne pas donner son parrainage c’est éliminer des candidats tout en évitant des représailles ! Cela reste tout de même très hypocrite de la part de ces abstentionnistes du parrainage d’aller voter après ! En 2012, Dominique de Villepin disait que « si tous les candidats valables n’étaient pas en mesure de se présenter, on retiendra de cette élection qu’elle aura éliminé des candidats expérimentés, des patriotes et des familles de pensée peut-être marginales mais inscrites dans l’histoire des idées politiques qui ont traversé notre pays ». Selon lui, le parrainage doit être pour les élus « un devoir impérieux [afin] que l’esprit de nos institutions ne soit pas bafoué ». Peut-on être contre cet avis ?

Raphaël ADJOBI

Où en sont-elles ? L’essai d’Emmanuel Todd analysé par Juliette Cerf

Quel plaisir de lire cette fine critique de Juliette Cerf de l’œuvre d’Emmanuel Todd sur l’histoire des femmes ! Nous ne cessons de dénoncer cette passion des Européens à parler des autres peuples au lieu de les écouter. De la même façon, pourquoi les hommes ont-ils cette tendance à croire qu’ils connaissent mieux les femmes qu’elles-mêmes et qu’ils sont très bien placés pour parler d’elles, de leurs pensées ? Dans un cas comme dans l’autre, c’est presque toujours sous « l’habit objectif du chercheur » que les hommes se baignent dans leurs préjugés.

Emmanuel Todd et Juliette CerfAprès Où sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine*, sorti en 2017, peu avant l’affaire Weinstein, Emmanuel Todd, amateur du temps long propre à l’anthropologie historique, publie Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes. L’effet miroir entre les titres alerte : « elles » seraient-elles à part, hors du « nous » ? L’anthropologue, spécialiste des structures familiales , ne pouvait certes ignorer que les femmes représentent la moitié de l’humanité ; l’historien, en revanche, ne tarde pas à s’avouer « historien androcentré typique », doté d’un « moi banalement masculin », représentant d’une discipline « longtemps aveugle aux femmes ». C’est d’ailleurs parce que Todd ne s’était jamais, avant #MeToo, intéressé au féminisme – dont il n’a visiblement toujours pas lu les textes – qu’il peut formuler cette question provocatrice : « le féminisme est-il dangereux pour nos sociétés ? » La réponse, on s’en doute, est plutôt oui : la « société tertiaire très féminisée » ayant fait chuter le potentiel industriel. Mais rassurons-nous, à l’en croire, le féminicide, en baisse, ne représente, lui, aucun danger pour les femmes… La prétendue scientificité du propos masque mal ses accents pamphlétaires masculinistes. Todd se drape de l’habit objectif du chercheur, comparant chiffres et données, pour mieux laisser le féminisme « de troisième vague » se vautrer dans la fange de sa « néfaste » idéologie : créatrice d’un nouvel « antagonisme » entre les sexes, mue par le seul « ressentiment ». Et surtout aussi vaine que son concept central de « patriarcat », balayé d’un revers de main par Todd, tant frappe la réalité anthropologique de l’émancipation des femmes : dépassement du niveau éducatif masculin, accès au marché du travail, postes à responsabilité, etc. Cette révolution a même « entraîné l’effondrement final du catholicisme, et activé toute la mécanique idéologique des années 1965-2020 » : recul du racisme, de l’homophobie (« une affaire d’homme »), essor de la bisexualité, théorie du genre et phénomène transgenre, etc. Cette « domination féminine émergente », Emmanuel Todd la nomme la « matridominance ». « La marginalisation d’un sexe [les femmes] a mis l’humanité à l’arrêt. L’infériorisation, trois à cinq millénaires plus tard, de l’autre sexe pourrait ne pas être une bonne idée… ». Un retour à « une définition conceptuelle conservatrice des deux sexes » s’impose donc. L’idéologie du premier sexe aurait-elle aussi gagné le chercheur ?

Juliette Cerf

In Télérama 3759 du 26/01/2022

dition du Seuil, 400 pages.