LADY SAPIENS : le livre qui déconstruit notre connaissance de la préhistoire (une analyse de Raphaël ADJOBI)

La dame de Brassempouy         « On a tendance, même dans les représentations récentes, à voir revenir des petits clichés sur la femme préhistorique. Notre idée était donc de déconstruire ces clichés-là pour aller vers un imaginaire plus proche de la réalité du terrain ». Tels étaient les premiers mots de la jeune préhistorienne Jennifer Kerner lors de la présentation, sur France culture le 10 septembre 2021, du livre Lady Sapiens, coécrit avec Thomas Cirotteau et Eric Pincas. Selon elle, aujourd’hui, « on a les éléments pour casser l’image d’Épinal de la femme [préhistorique] extrêmement fragile, extrêmement replète ».

          En effet, avant même d’aller plus loin dans la connaissance des différents rôles joués par la femme dans ces sociétés des origines – mère, compagne, artiste, esthéticienne, prêtresse, guérisseuse… – le livre s’appuie sur les analyses des squelettes et aussi sur les analyses génétiques pour dresser un portrait robot de la femme préhistorique. Le lecteur constate alors que ce portait n’a rien à voir avec le contenu des livres et des documentaires pour enfants ou adultes dont nous disposons aujourd’hui. Malgré le fait que toutes les populations humaines qui se diffusent vers l’Europe et l’Eurasie emmènent dans leur génome environ 2 % de celui des Néandertaliens, sortis eux aussi d’Afrique à une date encore plus reculée, « Lady Sapiens est une femme africaine à la peau noire, aux cheveux noirs et crépus, plutôt athlétique, musclée… aussi musclée que ses homologues masculins ». Et parmi les éléments de cette description physique, ce qui a surpris tous les chercheurs a été la perte très récente de la couleur noire de l’épiderme de ces hommes qui vivaient en Europe : « Les premiers Homo sapiens qui arrivent en Europe, il y a 45 000 ans, sont noirs de peau, et […] conservent cette couleur foncée longtemps […]. Nous pensions que les humains s’étaient plus rapidement adapté à un climat où l’ensoleillement est plus faible qu’en Afrique [parce que] avoir une peau plus claire permet en effet de mieux assimiler la vitamine D sous ces latitudes », remarque Évelyne Heyer, professeure en paléogénétique, et ethnobiologiste. Et pourtant, poursuit-elle complètement éblouie par la vérité scientifique, « il faut attendre le néolithique, – 6 000 ans avant J.C. pour voir un éclaircissement des couleurs de peau chez les populations » vivant en Europe. En d’autres termes, pour les scientifiques, l’être blanc ne date que d’hier ! Et Jennifer Kerner de renchérir : la peau de l’homme préhistorique est restée « noire jusqu’à une période extrêmement récente. 6 000 à 5 000 ans avant notre ère seulement, la peau commence à s’éclaircir ! ». Vous connaîtrez les causes de la récente dépigmentation de l’homme noir européen en lisant Lady Sapiens.

Les yeux bleus groupe 2          La découverte de ce récent blanchiment de l’Européen noir nous oblige à jeter un regard tout à fait nouveau sur toutes les autres découvertes relatives à la préhistoire faites en Europe. Nous sommes obligés de retenir que toutes les peintures rupestres, tous les objets d’art ou non, et toutes les inventions humaines antérieures à 5 000 ans ou 4 000 ans avant J.C. sont l’œuvre de populations noires ! Le génie blanc en prend un coup, n’est-ce pas ? Cette découverte « a de quoi surprendre, quand on a l’habitude des reconstitutions de femmes et d’hommes préhistoriques présentés dans les musées et dans les livres de vulgarisation, qui n’ont que rarement la peau foncée », reconnaissent les trois auteurs du livre. Voilà donc nos revues, nos « docufictions » et nos documentaires sur la préhistoire devenus obsolètes.

La Vénus de Laussel 3          En lisant Lady Sapiens, on comprend que les chercheurs d’aujourd’hui sont conscients du fait que les préhistoriens du XIXe siècle et ceux du début du XXe ont écrit l’histoire de l’humanité avec les vues racistes et sexistes de la société dans laquelle ils évoluaient. Ce que démontrait déjà Marylène Pathou-Mathis dans Le sauvage et le préhistorique (histoire du racisme) et dans L’homme préhistorique est aussi une femme (histoire du sexisme). Un changement de méthode s’impose donc. Non seulement les chercheurs conviennent qu’il est nécessaire de « travailler à la production de contre-discours appuyé sur une approche anthropologique et pluridisciplinaire qui pourrait être capable de construire un nouveau type de récit non monolithique » (Marylène Patou-Mathis – L’homme préhistorique est aussi une femme), mais il faut désormais faire usage d’un outil essentiel : l’ethnoarchéologie ! C’est-a-dire, prendre en compte l’étude des peuples actuels. Par exemple, l’étude des peuples de cueilleurs-chasseurs actuels d’Afrique, d’Asie et de l’Amérique du sud « permet d’étendre le champ des possibles, tant les solutions apportées pour s’adapter à l’environnement sont variées. Elle permet aussi d’écarter certaines hypothèses farfelues, jamais observées dans aucune population actuelle ou ayant existé » (p. 36). Très bien dit ! Il faut donc absolument tourner le dos aux méthodes des préhistoriens et des égyptologues du XIX et du début du XXe siècle qui travaillaient sans jamais regarder les populations de la terre au point d’inventer des peuples d’hommes blancs partout où le génie humain s’est exprimé. Mais nous devons aussi tous retenir cet autre point : malgré tous les efforts qu’ils accomplissent depuis quelques années pour un enseignement plus proche de la vérité, « un travail de déconstruction attend toujours les scientifiques afin de venir à bout des préjugés des universitaires eux-mêmes », c’est-à-dire les enseignants chargés de diffuser ces connaissances aux jeunes générations (p. 35). Nous espérons qu’ils seront nombreux à lire cet article et surtout le livre qui les accuse d’entretenir les préjugés en ne se mettant pas à jour.

Lady Sapiens          A ceux qui ne manqueront pas de dire qu’en revisitant ainsi l’histoire avec de nouveaux schémas on risque de tomber dans une autre lecture aussi biaisée, Thomas Cirotteau répond en ces termes : « Je pense qu’il faut accepter le risque des nouvelles interprétations que fait notre époque des faits scientifiques. Se tromper fait partie de la science. Nous sommes quand même aujourd’hui à une période où l’on a des éléments qui sont tout à fait directs, c’est-à-dire plus mesurables et déterminants pour dresser un portrait plus juste et plus nuancé de cette vie des hommes et des femmes du paléolithique supérieur – entre 40 000 ans et 10.000 ans avant notre ère ».

Raphaël ADJOBI

Le livre : Lady Sapiens, 248 pages. / Auteurs : Thomas Cirotteau, Jennifer Kerner, Éric Pincas – Editeur : Les Arènes, 2021.

Les tribulations de la Marianne noire de 1848

La Mariane noire de Toulouse          L’éphémère deuxième République a laissé de la statue de la Liberté ou notre Marianne une image inédite dont l’histoire mérite d’être contée. Avant 1848, en France, toutes les représentations picturales de la Liberté – que l’on appellera Marianne à partir de la IIIe République à la fin du XIXe siècle – étaient symbolisées par une femme blanche à l’allure masculine, avec tout de même une bonne paire de seins dont l’un était souvent dénudé. En effet, visiblement martiale par ses membres taillés à la serpe comme ceux des soldats romains, la Liberté ou Marianne était aussi la « Gueuse » quand elle était trop féminine et renvoyait à une République détestée. Oui, car nombreux étaient les Français ennemis de la République avant la IVe et la Ve République. Et voilà qu’au milieu du XIXe siècle, la deuxième République va symboliser la Liberté nationale française par l’image d’une femme noire aux cheveux raides tombant le long de son cou massif ! Une statue d’un mètre vingt, pesant quatre-vingt-dix kilogrammes, et qui arbore le bonnet phrygien des esclaves affranchis choisi par la première République. Voici le début de la description faite par les auteurs de La Marianne du musée (Editions Loubatières, 2020) de ce qui reste des multiples symboles qu’elle arborait : « Sur le bonnet […], Marianne aurait pu porter une structure en forme d’uræus, ce cobra femelle souvent associé au vautour qui ornait le front du pharaon… […]. Par ailleurs, les pans qui prolongent de part et d’autre le bonnet phrygien, s’apparentent au némès, coiffe emblématique des pharaons ». Quelle mouche a donc piqué ce sculpteur pour se permettre cette audace à une époque où fleurissaient les théories racistes niant aux Africains un quelconque passé glorieux ? C’était inévitablement vouer cette Marianne noire à une vie de tribulations.

          Initialement prénommée « La statue de la liberté », elle a été commandée par les cinq loges maçonniques toulousaines et sculptée par Bernard Griffoul-Dorval, en 1848, l’année de l’avènement de la IIe République et de l’abolition de l’esclavage. Elle méritait donc bien son nom. Selon Daniel Chartagnac, ancien professeur d’histoire et coauteur du livre dédié à cette statue toulousaine, ce serait le sculpteur qui aurait décidé de représenter la République sous les traits d’une esclave noire affranchie. Ami des fervents abolitionnistes et du droit de vote et d’éligibilité pour les nouveaux citoyens qu’étaient les Noirs, son œuvre a été approuvée par ceux qui l’ont commandée. Le fait qu’elle a été inaugurée dans la ferveur et dans une grande pompe avec à la clef un banquet de 350 convives dans un grand hôtel de la ville prouve la grande fraternité manifestée autour de cette sculpture ; même si « aucune mention n’est faite d’un toast porté à la statue de la Liberté ». Était-ce là le présage d’un avenir douloureux ?

La Marianne du musée 3          Née le 24 février 1848, la IIe République devient moribonde dès le 23 avril après la perte des élections par les Républicains ; premières élections organisées avec l’institution du suffrage universel masculin et direct dont l’essai en 1792 ne fut pas transformé. Les adversaires des Républicains qui viennent de triompher jugent alors le bonnet rouge phrygien trop révolutionnaire. Un décret d’août 1848 et une circulaire de mars 1849 déclarent séditieuse « la représentation de la République avec bonnet phrygien et sein dénudé » et l’interdisent (La Marianne du musée, éditions Loubatières, p. 45). D’abord, les deux drapeaux tricolores encadrant la nouvelle statue de la Liberté disparaissent ; une évidente façon de la priver du pavoisement républicain. L’enthousiasme qui avait accompagné l’abolition de l’esclavage s’est éteint et la représentation de la Liberté républicaine sous les traits d’une femme africaine ne semble plus faire l’unanimité. En 1864, elle est déménagée dans la Salle du Conseil du nouveau temple au 5 rue de l’Orient, et on n’entend plus parler d’elle jusqu’en 1941 (id. p. 96).

          Avec le régime de Vichy, son calvaire prend un visage plus rude. Les membres du Comité d’investigation et d’enquêtes (CIE) du régime de Vichy qui procèdent aux inventaires des sociétés secrètes, l’esquintent à plusieurs reprises. Les traces de coups de pistolet dans sa poitrine, dans la tête, une épaule fissurée et autres marques semblables à des plaies témoignent de la vive animosité des serviteurs du nouveau pouvoir à l’égard de la Marianne noire. Heureusement, des résistants francs-maçons parviennent à la récupérer et à l’enterrer – la cachant ainsi du regard de ses ennemis. Elle ne sortira de sa protectrice sépulture que des décennies plus tard. En 1977, elle est enregistrée dans le document officiel du Conseil général comme son propriétaire. Enfin, restaurée par l’atelier Pigassou de Rouffiac-Tolosan (Mathieu Arnal – ActuToulouse), elle trône désormais dans la salle d’exposition permanente du Musée départemental de la résistance et de la déportation de Toulouse, et témoigne de la difficulté qu’éprouvent les autorités françaises, depuis presque deux siècles, à accepter la part africaine de la France et à la transmettre aux jeunes générations.

Remarque : Notre Marianne n’est pas un hommage à la femme, contrairement à ce que certains croient. « Suivant la tradition allégorique antique qui consiste à représenter les choses abstraites ou lointaines de manière anthropomorphique, la Liberté, la France, la République ou encore la Justice, s’énonçant au féminin, c’est naturellement que ces concepts abstraits ont pris le genre de leur nom et sont représentés par des corps féminins » (La Marianne du musée, p. 13).

Raphaël ADJOBI

Montesquieu et l’esclavage (Raphaël ADJOBI)

Montesquieu          Les philosophes du XVIIIe siècle ont été nombreux à aborder le sujet de l’esclavage, mais rares sont ceux qui, comme Condorcet, ont clairement demandé son abolition par la France qui le pratiquait. Très souvent, pour éviter les foudres royales, ils se sont contentés de traiter le sujet sur un plan général. Malgré cela, Montesquieu qui passait aux yeux de certains de ses contemporains pour celui qui raconte sur les peuples étrangers des « anecdotes douteuses et historiettes fausses ou frivoles, dont quelques unes vont jusqu’au ridicule » (Destutt de Tracy) est considéré parmi nous comme l’un des premiers antiesclavagistes français. Laissant de côté le chapitre V du Livre XV de la Troisième partie de De l’esprit des lois propagé au XVIIIe siècle par les esclavagistes pour se donner bonne conscience, mais présenté depuis le début du XXe siècle comme une défense des Noirs esclavagisés, nous voudrions ici, pour la première fois, montrer ce que Montesquieu pense et dit précisément de l’esclavage. Il consacre en effet de nombreux chapitres de son livre au « droit de l’esclavage », c’est-à-dire le droit de posséder des individus dits esclaves. Déjà, parler de droit dans ce domaine suppose que l’esclavage peut être justifié. Nous sommes de l’avis de Jean-Jacques Rousseau qui assure clairement que « ces mots esclave et droit, sont contradictoires ; ils s’excluent mutuellement » (Du contrat social, Première partie, ch. IV). Pas pour Montesquieu qui va le justifier, n’en déplaise à ceux qui l’ont élevé au rang d’antiesclavagiste.

Numérisation_20210908          Les premiers chapitres du Livre XV de la Troisième partie de De l’esprit des lois laissent pourtant augurer un esprit antiesclavagiste franc. Après des généralités sur l’institution de l’esclavage et sa pratique chez les Romains, il finit le chapitre II en ces termes : « L’esclavage est d’ailleurs aussi opposé au droit civil qu’au droit naturel ». On se dit alors que les chapitres qui suivent démontreront cette affirmation puisque l’on ne peut être esclave que « par la loi du maître ». D’ailleurs, comme pour montrer ses bonnes dispositions à pourfendre les esclavagistes, il donne l’exemple de ceux qui s’appuient sur leur religion pour réduire les autres en esclavage : « … la religion donne à ceux qui la professent un droit de réduire en servitude ceux qui ne la professent pas, pour travailler plus aisément à sa propagation. Ce fut cette manière de penser qui encouragea les destructeurs de l’Amérique dans leurs crimes. C’est sur cette idée qu’ils fondèrent le droit de rendre tant de peuples esclaves ; car ces brigands, qui voulaient absolument être brigands et chrétiens, étaient très dévots » (Ch. IV). Pour la première fois dans le Livre XV, la critique est précise et cinglante à l’égard d’une catégorie de la population européenne. Malheureusement, ce sera la dernière !

          Aux chapitres VII, VIII et IX, Montesquieu exprime clairement sa pensée, sans juger les autres. Il admet qu’il y a un « esclavage cruel que l’on voit parmi les hommes ». Mais il pense qu’ « il y a des pays où la chaleur énerve le corps, et affaiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l’esclavage y choque donc moins la raison ». A chacun de réfléchir pour savoir les pays auxquels notre penseur renvoyait ses contemporains. Dans quelles parties du monde se situent-ils ? Et il ajoute : « Aristote veut prouver qu’il y a des esclaves par nature […]. Je crois que s’il y en a de tels, ce sont ceux dont je viens de parler ». On ne peut être plus clair pour dire que dans les pays chauds il y a des gens qui naissent naturellement esclaves ou encore que pratiquer l’esclavage sous un climat chaud « choque moins la raison ». Et il conclut satisfait : « Il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays particuliers de la terre » ! C’est précis et net ! Montesquieu est-il un antiesclavagiste ? Non ! Pour lui, dans les pays chauds où « les hommes (sont) paresseux, on les met dans l’esclavage » ; la servitude y est naturelle, selon lui. Rousseau et Condorcet, eux, diront qu’il n’y a pas de servitude naturelle.

          A vrai dire, la pensée de Montesquieu est ici claire sur l’esclavage des populations des pays chauds – pour ne pas dire des Noirs dans les Amériques – parce qu’il tenait à donner son avis sur un débat qui divisait les penseurs au XVIIIe siècle. Certains suggéraient d’arrêter la déportation et la mise en esclavage des Africains et proposaient de confier le travail des terres du Nouveau monde à des populations françaises. « On entend dire, tous les jours, qu’il serait bon que, parmi nous, il y eût des esclaves », fait-il remarquer au début du ch. IX. Lui se demande quels sont ceux qui vont « tirer au sort, pour savoir qui devrait former la partie de la nation (française) qui serait libre, et celle qui serait esclave » ? Voilà donc le débat franco-français au XVIIIe siècle qui a obligé Montesquieu à désigner de façon précise les populations de la terre dont la mise en esclavage « choque moins la raison » parce que « paresseuses » et que l’on ne peut rien en tirer sans le fouet. Formuler une condamnation de principe de l’esclavage pour mieux approuver ce fait de la société de son époque, c’est être absolument déraisonnable. Assurément, Mirabeau ne se trompait pas quand il disait de Montesquieu que ce « coryphée des aristocrates » n’aurait jamais employé son « esprit » que « pour justifier ce qui est ».

Raphaël ADJOBI