Je me souviens, comme si c’était hier, de ce cours d’histoire à la faculté des lettres de Dijon, à la fin des années 1970 ; cours durant lequel le professeur nous expliqua avec beaucoup d’application les efforts fournis par « l’armée française » contre celle de l’Allemagne dans le désert de l’Afrique du nord pendant la deuxième guerre mondiale. Comment l’armée française défaite en 1940 sans avoir combattu s’est-elle retrouvée à croiser les fusils et les canons dans le désert africain avec les Allemands ? me suis-je demandé. Toutefois, devant les têtes de mes camarades appliqués à enregistrer les belles paroles du maître, je n’ai pas osé lever la main pour être éclairé quant à ce récit qui me semblait énigmatique, pour ne pas dire obscur.
Il m’a fallu plusieurs années pour comprendre que cet universitaire parlait de l’armée coloniale française constituée d’éléments étrangers à la terre de France mais commandée par des Blancs ! Même un étudiant issu de l’Afrique était incapable de le savoir parce que là-bas, l’enseignement était dispensé avec les mêmes manuels scolaires qu’en France métropolitaine. Oui, ici comme en Afrique francophone, l’enseignement de l’histoire ne tient jamais compte de la sociologie des acteurs des faits, des combattants ; elle se contente des événements et de ceux qui les commandent.
C’est parce que l’histoire ne s’attache jamais à la sociologie des armées que des enseignants peuvent aujourd’hui encore totalement ignorer qu’il y avait des Arabes (ou Mamelouks), des Turcs, des Polonais, et de manière générale des populations de l’Europe de l’Est – vues de manière uniforme sous le vocable « Cosaques » grâce à leur lourde cape et à leur coiffe – dans l’armée napoléonienne. Aujourd’hui, avec un peu de curiosité et grâce à Internet, vous pouvez avoir une idée de la diversité de cette armée française napoléonienne en matière d’origines géographiques de ses soldats.
L’histoire tend toujours à rendre compte de l’œuvre sans jamais s’intéresser à la condition sociale des individus ou des groupes. C’est d’ailleurs ce que la chercheuse Annie Cohen-Solal – historienne de formation mais ayant travaillé avec des sociologues américains – reproche aux récits historiques, dans un article publié en novembre 2021 dans la revue Télérama (n° 3748). Elle constate que malgré les nombreuses expositions et publications émanant parfois des intimes de l’artiste, personne n’a pensé à « regarder du côté de la situation administrative de Picasso » pour voir l’étranger qu’il était en France. En effet, personne avant elle n’avait noté qu’à 19 ans, Picasso était déjà pris au piège de la police des étrangers et que le rapport rédigé sur lui le suivra toute sa vie. Ainsi, conclut-elle, « les expositions qui lui sont consacrées rendent compte de son œuvre. Mais aucune ne s’est intéressée à sa condition sociale. Or cela est essentiel pour comprendre le travail et la trajectoire d’un artiste ». Rares sont ceux qui savent que la nationalité française a été refusée à Picasso et que celui-ci l’ a refusée à son tour quand, devenu célèbre, la France l’a lui a offerte sur un plateau d’argent.
Pour ce qui est des récits des historiens s’intéressant aux guerres entre les nations, la même lacune est aveuglante. Étudiant en espagnol, c’est en découvrant les toiles de Goya – Dos de Mayo et Trés de Mayo – que j’ai découvert qu’il y avait des étrangers dans l’armée napoléonienne à la seule vue de leurs tenues. Bien sûr, comme le fait remarquer le site de “La revue historique des armées”, jusqu’au début du XIXe siècle, parce que «aucune difficulté juridique en termes de nationalité ne s’élevait quant à l’emploi de militaires étrangers, la pratique était générale en Europe ». Oui, mais cela n’était jamais souligné par les manuels d’histoire qui de toute évidence boudent les travaux des chercheurs. Ainsi, quand on évoque la participation de la France à la guerre d’indépendance de ce qui est devenu les États-Unis contre l’Angleterre, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, nulle part vous ne lirez l’active participation des populations noires des îles françaises des Amériques – Haïti, Guadeloupe, Martinique – à cette aventure ! C’est grâce à l’histoire de la vie de Jean-Baptiste Belley, le premier député français noir (1794), que la vérité m’a sauté au visage : compte tenu de ses prouesses durant cette guerre, il a hérité du surnom de Mars, le dieu de la guerre. Par ailleurs, combien sommes-nous à savoir par l’enseignement de l’histoire qu’a été créé en France, après l’abolition de la monarchie en 1792, un corps d’armée constitué de Noirs et de métis, appelé La Légion franche des Américains, dirigé alors par l’illustre musicien et épéiste chevalier de Saint-George ; corps d’armée – souvent appelé Légion de Saint-George, devenu aujourd’hui le 13e régiment de chasseurs à cheval ?
Comme le conseille vivement Annie Cohen-Solal, l’historien doit absolument se comporter quelque peu comme un sociologue afin de « fonctionner de manière transdisciplinaire […] en croisant l’histoire traditionnelle et la microsociologie ». C’est en travaillant ainsi qu’on a révélé que l’armée des conquistadores ibériques n’étaient pas tous Espagnols et Portugais mais aussi des Africains qui étaient souvent au devant de la scène. Il convient de retenir ceci : de même que le cinéma hollywoodien a occulté tous les Noirs pour laisser croire à des générations d’individus à travers le monde que tous les cow-boys américains (gardiens de vaches) étaient des Blancs, de même les livres d’histoire ont laissé croire à des générations de Français et donc d’enseignants que les soldats de Napoléon Bonaparte, de Lafayette et Rochambeau, de Leclerc et de Gaulle étaient des Blancs. Ne prenons donc pas la mine renfrognée si on nous dit qu’il y avait des bataillons d’étrangers – appelés parfois des coloniaux – dans leurs armées. Savez-vous que cette pratique ancienne a laissé des traces ? Aujourd’hui, l’armée française est la seule des nations européennes a avoir officiellement en son sein une légion étrangère ! Créée en 1831, elle est un héritage de la société de l’Ancien Régime (les pouvoirs royaux avant la Révolution) et de l’époque napoléonienne.
Raphaël ADJOBI