L’image du Noir dans l’instruction des Français au XXe siècle

Par Georges Sadoul – 1904-1967. Extrait de la traduction de Sambo without Tears” dans Nancy Cunard, Negro Anthology, 1931-1933, Londres.

L'instuction des Français Blancs          « […] Je lis en ce moment des journaux rédigés spécialement pour les enfants français : Cri-Cri, l’Épatant, Pierrot, Le Petit illustré, qu’on tire chaque semaine chacun en de milliers de centaines d’exemplaires, des journaux que pratiquement tous les enfants prolétaires, paysans, petits bourgeois, achètent chaque semaine s’ils savent lire. Ces journaux je les ai achetés au hasard dans un petit village de petits agriculteurs, dans la seule boutique du pays, et je sais qu’on les trouve de même dans tous les villages de France, dans tous les faubourgs ouvriers de France. Je n’ai pas choisi les numéros et j’ai pu me rendre compte que le Nègre – qui symbolise ici et d’ailleurs en général le peuple colonial de toute couleur – est un héros que l’on trouve dans chaque numéro des journaux d’enfants, un héros qu’on entend populariser. Voici la conception du Nègre que ces journaux veulent imposer aux enfants. Cette conception est celle que la bourgeoisie française a du Nègre.

          “A l’état sauvage, c’est-à-dire avant d’être colonisé, le Nègre est un dangereux bandit. […] Le Nègre une fois pacifié a bien ses défauts. C’est un ivrogne fini. […] Le Nègre est aussi un serviteur effroyablement paresseux. Il faut le gourmander pour en obtenir quelque chose.

          Mais il a ses qualités : le Nègre est un bouffon destiné à amuser les Blancs. C’est le fou des rois français. Et c’est sans doute parce que le Nègre est un bouffon que les seuls d’entre eux qui soient réellement toujours admis dans tous les salons français sont les grooms et les musiciens de jazz destinés à faire danser les élégants messieurs et dames. [Vous pouvez donc comprendre pourquoi les clowneries de Joséphine Baker n’ont jamais séduit les Noirs].

           Le Nègre a d’autres qualités. On peut en faire un soldat. […] On voit en lisant ces journaux d’enfants destinés à faire de leurs lecteurs de parfaits impérialistes quelle est l’idée que la bourgeoisie française entend imposer de l’homme de couleur. […] ».

Faire des jeunes lecteurs de parfaits impérialistes, peut-être ; en faire de parfaits racistes à l’égard de leurs compatriotes noirs qui se découvraient dans ces journaux, sûrement. Enseigner = montrer ! Montrer ce que l’on fabrique à partir de ses fantasmes jusqu’à ce que cela soit compris comme la vérité, même si cela n’a rien à voir avec la réalité.

Raphaël ADJOBI

JE SUIS UNE ESCLAVE, journal de Clotee, 1859-1860 (Patricia C. Mckissack)

Je suis une esclave          Le titre français de ce roman américain est absolument inapproprié et même discourtois. Dans l’histoire de l’humanité comme dans celle de la littérature, aucun individu ne se définit par sa condition qu’il sait infamante s’il n’a pas la ferme intention d’en faire une arme contre l’adversité. Pourquoi avoir traduit « Picture of freedom, The diary of Clotee, Slave girl » (traduction littérale = image de la liberté, Le journal de Clotee, jeune esclave) par Je suis une esclave ? Est-il si difficile de traduire la soif, le sens ou la saveur de la liberté exprimée par une Noire dans la langue française ? Dans le titre anglais, comme dans le roman, c’est l’image de la liberté – accompagnée de la précision qu’il s’agit du journal d’une jeune esclave – qui est exprimée. Ramener cette image ou ce désir de liberté à la seule proclamation de la condition d’esclave de la narratrice est un raccourci qui semble destiner le roman à la satisfaction d’une catégorie de lecteurs n’imaginant le passé du Noir que dans les fers. Si évoquer la condition de la narratrice est indispensable, il aurait été préférable de titrer le livre en Français par Je ne suis pas une esclave – faisant écho à Je ne suis pas votre nègre de James Badwin. Et pourquoi donc, me diriez-vous ? 

          Le journal de Clotee est en effet un excellent témoignage de la liberté de penser, de la liberté de rêver de connaissances du monde et des hommes. Ce qui fait le charme de ce livre, c’est qu’il associe la liberté à la culture. Il montre, par la volonté d’une fille de douze ans, que c’est par le savoir que l’on accède à la liberté. Tout en servant d’éventeuse (qui fait du vent pour rafraîchir) à son jeune maître lors de ses leçons, Clotee apprend à lire et à découvrir comment former des mots et accéder au monde qui l’environne.

          Cette proximité avec ses maîtres va permettre à la jeune esclave de découvrir la domination factice des Blancs ; une domination factice parce que ne reposant sur aucune maîtrise des savoir-faire demandés aux esclaves. Or, le pouvoir se trouve dans le savoir et le savoir-faire. Clotee le sait. Parlant de sa maîtresse, elle dit : « Cette femme, elle n’est pas capab’ de reconnaître le sel du sucre, elle connaît encore moins comment cuisiner avec. Pourtant, la M’ame, ça lui plaît beaucoup se faire passer pour la reine de la cuisine. Elle peut bien jouer les reines, on est tous plus au courant qu’elle ». Et pourtant, pour montrer que c’est elle qui commande, la maîtresse de maison ne cesse de distribuer des gifles à ses jeunes domestiques pour la moindre erreur ou un service jugé pas assez rapide : « La M’ame, elle est terrible, pasqué elle connaît qu’on peut pas répondre à ses coups. Si l’un de nous osait lui balancer une belle raclée en pleine figure, je parie qu’elle n’aurait pas la main aussi leste. […] M’me Lilly, elle est comme une stupide fille gâtée qui joue à de stupides jeux avec la vie des gens. Une petite fille dans le corps d’une grande dame. Quelle pitié ! » Et quant au maître qui a une haine obsessionnelle à l’encontre des abolitionnistes et soutient que les esclaves aiment leurs maîtres, qu’ils n’ont pas besoin d’entendre parler de liberté parce qu’ils sont comme des enfants, incapables de se prendre en main, Clotee et les autres le laissaient « continuer à bavarder et bavarder, tâchant de se persuader lui-même que les esclaves étaient heureux d’être esclaves ». Tout est dit : Clotee refuse d’être vouée à l’esclavage ou à la servilité !

          Il est clair qu’un tel esprit appliqué à l’analyse des maîtres afin de montrer leur vacuité – comme pour dire « le roi est nu » – ne peut pas être résumé à celui supposé propre à une esclave : la soumission. Et collégiens et lycéens gagneront à lire ce roman, basé sur une histoire vraie, pour découvrir qu’au XIXe siècle une jeune esclave de douze ans savait que les mots ont un sens parce qu’on peut les associer à des images et ainsi rapidement progresser dans l’apprentissage de la lecture et du monde. Cependant, Clotee mettra beaucoup de temps pour voir une image attachée au mot Liberté. Et quand ce sera chose faite, plutôt que de monter dans le train qui y mène, elle choisira d’aider les autres à y accéder pour gagner la Liberté. A la fin de la lecture de l’œuvre, chacun comprend que le sens de la Liberté réside assurément dans les choix que l’on fait durant sa vie.

Raphaël ADJOBI

Titre : Je suis une esclave (traduit de l’anglais par Bee Formentelli)

Auteur : Patricia C. McKissack

Editeur : Gallimard Jeunesse, 2016.

Comment devient-on raciste ?

Numérisation_20220216         Ce titre choc renvoyant à un mal évident, mais dont certains nient l’existence parce qu’ils ne se sentent pas concernés ou parce qu’ils veulent l’ignorer, est en réalité une invitation à découvrir les techniques de mise en place d’un certain nombre de discriminations. Oui, si le racisme est la forme la plus aiguë et la plus répandue de la haine de l’autre, il n’est pas superflu de connaître les mécanismes qui installent la séparation des êtres selon des critères arbitraires au gré du temps « au bénéfice de privilégiés même si ces derniers n’en sont pas toujours conscients ».

          Cette bande dessinée se présente comme la quête personnelle du dessinateur Ismaël Méziane désirant guérir de la sourde colère qui le mine face à la discrimination dont il est l’objet. Une « réflexion au service de la libération » qui permet au lecteur de découvrir les analyses historiques et sociologiques de l’anthropologue généticienne Évelyne Heyer et de l’historienne et chercheuse Carole Reynaud-Paligot. Ces trois personnes qui mènent la réflexion sont d’ailleurs les trois personnages principaux de la bande dessinée. Cette mise en scène la rend dynamique et très plaisante. La hiérarchisation des êtres, leur essentialisation et leur catégorisation en « races » ainsi que les conséquences qui en résultent sont bien illustrées et deviennent un récit à la portée d’un large public.

Essentialisation et texte n°2          C’est connu – comme le dit si bien un personnage du livre – « Tout le monde s’en fout du racisme ! » parce que tout le monde croit connaître le sujet. Pour cette raison, nous croyons que cet ouvrage peut être d’abord conseillé aux adultes pour qu’ils vérifient leurs connaissances. Ainsi, quand ils entendront dire que le racisme a toujours existé, ils sauront que cela n’est pas vrai. Il est ensuite conseillé aux lycéens et aux collégiens, à partir de la quatrième, pour les préserver de la haine de l’autre que leur âge adopte par habitude à cause des préjugés du milieu dans lequel ils évoluent. Combien sommes-nous à savoir que le monde est pétri de préjugés datant parfois de deux siècles, quand les peuples européens ont commencé à se construire un passé avantageux, une nationalité, une identité nationale… pour exclure les autres ?

Raphaël ADJOBI

Titre : Comment devient-on raciste ?

Auteurs : Ismaël Méziane – Carole Reynaud-Paligot – Évelyne Heyer

Éditeur : Casterman

Le clan de l’ours des cavernes (Jean M. Auel)

Le clan de l'ours          Le clan de l’ours des cavernes est le premier volume de la saga préhistorique imaginée par l’Américaine Jean M. Auel sous le titre Les enfants de la terre. Publiée dans les années 1980 et traduite en français à partir de 1991, cette fiction préhistorique a connu un immense succès des deux côté de l’Atlantique. Que reste-t-il du charme de ce récit quarante ans après, quand on le passe au tamis de l’état actuel des connaissances sur la préhistoire ?

          Au milieu du XIXe siècle, selon Marylène Patou-Mathis (L’homme préhistorique est aussi une femme – Allary, 2020), « dès la reconnaissance de l’existence d’humains préhistoriques, leurs comportements sont rapprochés de ceux des grands singes, gorilles et chimpanzés, puis de ceux des races inférieures, perçus comme primitifs. Sans avoir fait une analyse précise de leurs usages, les premiers préhistoriens donnent aux objets taillés par les préhistoriques des noms à connotation guerrière : massue, casse-tête, coup-de-poing, poignard… […] Ainsi, dans la plupart des romans, les conflits sont-ils omniprésents, en particulier entre races différentes dont les types sont souvent empruntés aux récits des explorateurs ». En effet, jusqu’au milieu du XXe siècle, les préhistoriens ont fait de la violence un élément essentiel de « la nature humaine » et même le synonyme de la puissance et de l’intelligence nécessaires pour vivre dans un monde hostile. Et souvent, c’est la femme qui est au centre de ces conflits. Selon Marylène Patou-Mathis, les « docufictions » ou documentaires censés être fidèles à la réalité, car s’appuyant sur des données archéologiques, se conforment à la vision de notre société actuelle pour enraciner en nous l’idée que les femmes n’ont joué aucun rôle dans l’évolution technique et culturelle de l’humanité. Et c’est en quelque sorte le contre-pied de cette conception de l’évolution de l’histoire humaine que la saga de Jean M. Auel a voulu prendre en faisant de son personnage principal une jeune femme et non un homme avec les attributs virils qui lui auraient permis de dominer la nature et ses ennemis. Malheureusement, les lieux communs trop nombreux dans ce premier tome le rendent peu original et même contestable.

          Dans Le clan de l’ours des cavernes, Jean M. Auel adhère totalement aux idées des premiers préhistoriens que réfute Marylène Patou-Mathis. Ici, toute la vie du clan est synonyme de virilité et de domination masculine. En toute circonstance, pour adresser la parole à un homme, la femme doit se prosterner à ses pieds et attendre le geste lui indiquant qu’il consent à l’écouter. Chose absolument ahurissante, le jeune Broud, appelé à être le chef du clan après son père, a tout pouvoir sur une jeune fille de 8 ans. Sous les yeux de tous les membres de la communauté, ce futur chef peut frapper et violer la jeune fille quand il veut et où il veut. Le lecteur ne peut s’empêcher de se demander de quelle communauté humaine l’auteur tire-t-elle son inspiration. Les sites archéologiques visités par l’auteur permettent-ils cette lecture ? Dispensent-ils la romancière d’un regard sur les peuples d’aujourd’hui ? Dans le clan, avant ses huit ou neuf ans, la jeune Ayla n’a aucun échange avec les autres enfants. Le cloisonnement des familles est total : elles circulent sans se regarder. Il faut attendre d’être entre femmes ou entre hommes pour parler librement à une personne qui n’est pas de votre famille ! Selon ce livre, les préhistoriques, les sauvages ou les primitifs ont une humanité embryonnaire.

          Le plus extraordinaire dans ce roman, c’est l’éclatante apologie du suprématisme blanc. Il n’est pas clairement dit que l’héroïne Ayla est blanche – l’anachronisme aurait été trop évident – mais il est dit qu’elle est blonde ! N’est-ce pas là de l’anachronisme ? Ayla est donc blonde et physiquement différente. Le lecteur comprend qu’elle est blanche – même si cette différence physique est considérée comme de la laideur par le clan qui l’a adoptée. Oui, Ayla est une fille adoptive issue du clan des « Autres ». Et c’est de cette différence qu’elle tient toute son intelligence : elle comprend plus vite les subtilités du langage et les connaissances qui lui sont proposées ; elle manie plus habilement les outils que même les jeunes hommes plus âgés qu’elle ont du mal à maîtriser. Elle supplante même son maître qui enseigne l’usage de la fronde. Toutes les nouvelles découvertes du clan sont ses œuvres !… Bref ! Dès la préhistoire, les humains blancs ont tout inventé ; exactement comme dans les récits européens d’aujourd’hui.

          Si Jean M. Auel a voulu, à travers ce récit, montrer que les femmes ont joué un rôle dans l’évolution technique et culturelle de l’humanité, elle n’évite pas de sombrer dans le suprématisme blanc de son époque. Marylène Patou-Mathis dirait que comme les préhistoriens blancs de ces années-là, il était inconcevable pour la romancière américaine d’imaginer qu’un artiste préhistorique ou son modèle puisse être une femme noire. En clair, en voulant lutter contre le sexisme, Jean M. Auel se fait l’apôtre de la suprématie blanche.

Raphaël ADJOBI

° Merci à Chantal Caron qui m’a permis de découvrir Jean M. Auel et son œuvre.

Titre : Le clan de l’ours des cavernes, 537 pages.

Auteur : Jean M. Auel

Editions : Presses de la cité, 1991, Collection Pocket.

Jardin des colonies (Thomas B. Reverdy & Sylvain Venayre)

Jardin des colonies         Jardin des colonies est un roman tout à fait original. Qui aurait imaginé qu’une conversation entre deux personnes visitant un jardin pouvait constituer un roman passionnant ? Eh bien, c’est la prouesse que Thomas Reverdy et Sylvain Venayre réalisent avec Jardin des colonies. Mais reconnaissons tout de suite que c’est le lieu de la promenade et sujet de cette conversation qui intrigue, interroge et passionne.

          Nous savons tous qu’évoquer le passé colonial de la France suscite immédiatement des envolées lyriques de la part de bon nombre de politiciens qui se croient obligés de penser à la place des populations et par conséquent leur indiquent souvent comment elles doivent lire et comprendre notre Histoire. Certains parmi eux clament haut et fort les bienfaits de la colonisation et d’autres considèrent celle-ci comme un partage de culture. C’est dire que les uns et les autres veulent nous laisser croire qu’ils rêvent de voir la France colonisée par un autre peuple afin de jouir des trésors cachés de l’impérialisme subi. Comme je l’ai écrit ailleurs, ils semblent de toute évidence regretter l’échec de la tentative de colonisation de la France par l’Allemagne nazie.

          Malgré cette apologie du colonialisme français par des politiques qui semblent ne pas voir passer le temps et évoluer les pensées, nous découvrons avec ce roman que dans les faits la France des politiques est profondément honteuse de son passé colonial.

          Oui, la France ne sait pas quoi faire de tous les vestiges qui témoignent de façon trop insolente de l’affirmation de sa supériorité sur d’autres peuples, sur d’autres cultures ; sentiment qui l’avait conduite non seulement au pillage de ses colonies mais encore à asseoir des théories que l’on a du mal à croire aujourd’hui sorties de l’esprit de personnes douées de raison. La honte qu’éprouve la France par rapport à ce passé se voit dans l’abandon des monuments de cette époque coloniale dans le jardin de Nogent. Ce « jardin colonial » administré par Jean Thadée au début du XXe siècle et qui célébrait la gloire de l’empire français présente aujourd’hui quelque chose de honteux pour notre conscience républicaine et de profondément blessant pour la laborieuse construction de notre fraternité nationale*. Aussi, de même que « La chasse au nègre » – la sculpture de Félix Martin évoquant la brutalité des esclavagistes européens dans les colonies – avait été débaptisée pour devenir « Un noir attaqué par un molosse », de même le « Jardin des colonies » est devenu aujourd’hui le « Jardin d’agronomie tropicale ». La France semble dire : cachez-moi ce passé que je ne saurais voir !

          Les vestiges du passé colonial de la France devenus indubitablement encombrants sont donc la trame de ce roman très instructif. Un récit agréable plein de belles réflexions sur la puissance et la gloire coloniales, la représentation de l’Autre dans l’Histoire, les jugements de valeur hâtivement prononcés… Un roman qui donne envie de découvrir le « Jardin des colonies » à Nogent dans l’importante parcelle du bois de Vincennes qui lui est concédée. Un vrai livre d’histoire qui montre qu’en France on déboulonne des statues.

* Je paraphrase ici la formule qui justifiait aux yeux de l’État français le changement du nom de la sculpture de Félix Martin pour qu’elle devienne banale, sans aucun lien avec le passé esclavagiste de la France.

Raphaël ADJOBI

Auteur : Thomas B. Reverdy & Sylvain Venayre

Titre : Jardin des colonies,206 pages

Editeur : Flammarion, 2017.    

« Un autre tambour » ou le double hommage de William Melvin Kelley

Je dédie ce livre et ce compte rendu à tous les membres de « La France noire » ainsi qu’à toutes celles et tous ceux qui nous ont permis ou nous permettent d’offrir à la jeunesse l’occasion de voir notre histoire sous d’autres angles.

Un autre Tambour        Selon l’auteur, le titre du livre – Un autre tambour fait référence à quelques vers d’un poème de l’Américain Henry David Thoreau disant « Quand un homme ne marche pas du même pas que ses compagnons, c’est peut-être parce qu’il entend battre un autre tambour » ; et les vers complétant cette pensée sont un encouragement à celui qui se trouve dans cette situation : « Qu’il accorde donc ses pas à la musique qu’il entend, quelle qu’en soit la mesure ou l’éloignement ». Le lecteur peut donc deviner à quoi il doit s’attendre s’il ajoute à ces vers le contenu de la quatrième de couverture précisant que dans ce livre « toute une population déserte une ville » après le geste d’un seul homme qualifié de fou. Aussi, plutôt que de donner ici une analyse de ce beau roman de William Melvin Kelley – publié en 1961, alors qu’il n’avait que 24 ans – nous nous limitons à dire tout simplement qu’il peut être dédié, avec beaucoup de reconnaissance, à deux catégories de personnes :

– A ceux qui, continuellement exploités, humiliés et méprisés, décident un jour de briser la chaîne des injustices qui les frappent comme un sort éternel.

– A tous les Blancs qui, conscients de la différence de leur carnation, n’acceptent pas que les lois et autres mesures de l’État valident les injustices que soutiennent et revendiquent certains à l’égard de ceux qui n’ont pas leur couleur de peau. En effet, dans ce monde, nombreux sont les Blancs qui, devant les injustices, les humiliations, le refus de la prise en compte par l’Etat des spécificités des minorités visibles, se taisent, refusent de s’engager, ou parfois même poussent l’ignominie jusqu’à dire que les choses ont toujours été ainsi et que l’on ne peut rien y changer. Dans une société à majorité blanche, où femmes et hommes sont accrochés à leurs certitudes comme des moules à leur rocher, voir certains de cette communauté considérer les choses sous un autre angle et se dire « non, les choses ne peuvent pas continuer ainsi », cela mérite assurément un hommage appuyé. Car dans certains pays, ces Blancs sont « blacklistés », c’est-à-dire classés comme des traîtres de leur propre communauté.

          Nous appuyant sur une conversation du livre entre un jeune homme blanc – déçu par le jugement de sa mère sur les Noirs – et son père, nous disons ceci : à l’heure où Blancs et Noirs se côtoient quotidiennement dans les mêmes écoles et les mêmes universités, devant les propos méprisants et les choix injustes de certains adultes, il serait très agréable que les jeunes Blancs soient plus nombreux à dire à leurs parents « Je trouve assez injuste de votre part de m’envoyer à l’école fréquenter des Noirs, puis de me demander de rester un bon petit Blanc » avec des idées racistes. Et ce serait aussi très réjouissant d’entendre les parents répondre : « Tu as raison. Nous ne pouvons nous attendre à ce que tu sortes de l’école pareil à ce que tu as toujours été » parmi nous (p. 215 et 217). En effet, si l’école et la compagnie des autres ne nous changent pas, qu’est-ce qui peut faire grandir notre humanité ?

Raphaël ADJOBI

Titre : Un autre tambour, 283 pages.

Auteur : William Melvin Kelley

Editeur : Delcourt, 2019.

Olivier Merle entre au collège avec NOIR NÉGOCE

Numérisation_20200601 (3)          Depuis 2019, l’écrivain Olivier Merle est entré dans les collèges grâce à une version abrégée de son livre Noir négoce. Ce sont les éditions Hatier qui ont eu l’idée de proposer la lecture de ce beau roman à la jeunesse ; un roman dans lequel le jeune héros formule de bonnes questions pour aboutir à de bonnes réponses qu’il peut soumettre à sa propre réflexion afin d’asseoir son propre jugement plutôt que de réciter les leçons apprises. Cependant, à force de multiplier les images qui n’ont aucun rapport avec le récit, le livre pourrait bien éloigner l’esprit des jeunes du message de l’auteur. Chose encore plus inquiétante : nulle part n’apparaît clairement ce message. Les enseignants devront aider les élèves à le formuler en s’appuyant sur les deux points que nous avons trouvés intéressants dans le «Parcours de l’oeuvre» : le cercle vicieux de la violence (p. 282) et les enjeux économiques et politiques de la traite (p.283). Les collègues et les élèves qui sont nombreux à lire mon article consacré à Noir négoce ont pu se rendre compte que l’auteur et moi sommes tout à fait d’accord sur ce qu’il convient de retenir comme message essentiel de l’oeuvre.

Comptoir et peinture Comptoir Ok      Voici ce que j’écrivais en 2010 pour montrer que s’il y a des corrompus, c’est forcément parce qu’il y a des corrupteurs :

Ceux qui agitent la contribution des africains à la traite atlantique comme un étendard qui confère innocence et bonne conscience devraient lire ce livre et se voir de bon biais, comme dirait Montaigne. Dans tout complot criminel, l’instigateur qui est également pourvoyeur de l’arme et le bénéficiaire final du crime est plus durement puni par rapport à son complice rabatteur. Aussi, on ne peut mettre sur le même pied d’égalité l’avidité et le projet destructeur préparé et nourri en Europe qui a permis de stimuler l’esprit de quelques chefs africains, et le rôle que ceux-ci ont joué contre les leurs. Appartient-il aux Allemands d’aujourd’hui de juger du degré de complicité des Français qui ont collaboré aux forfaits nazis ? Il me semble inacceptable que des Européens se permettent de montrer du doigt les rabatteurs africains. A ceux-là, je destine ces mots du livre : « La traite n’est que la conséquence de l’esclavage des Noirs en Amérique, et non point l’inverse. […] Si vous cessez d’aspirer d’un côte, ça cesse de se vider de l’autre ». Il fallait donc que l’aspirateur cessât de fonctionner.

          Et voici le mot que m’avait laissé Olivier Merle après avoir lu mon texte : «Merci pour votre longue et pertinente analyse de mon roman, et pour la belle publicité que vous lui faites. Comme vous l’avez compris, j’ai tenté non seulement d’être au plus près des faits tels qu’on peut les reconstituer pour la période du XVIIIème siècle, mais aussi de donner des clés au lecteur pour comprendre, au-delà des faits, les conséquences du trafic négrier en Afrique, sa (triste) place dans l’économie (déjà) mondialisée de l’époque, et les responsabilités de l’Europe, comme, à mon sens, on devrait l’enseigner à nos enfants dans les écoles. On ne peut comprendre le présent sans la connaissance du passé…»

          Malheureusement, dans les discours et les textes français, cette responsabilité européenne vient toujours en seconde position – quand elle n’est pas totalement occultée. Répétons-le : s’il y a des corrompus, c’est parce qu’il y a des corrupteurs. L’Angleterre l’avait bien compris. Aussi, à partir de 1807, elle a commencé à combattre les corrupteurs (les Européens) et non les corrompus (les Africains). C’est grâce à elle que la traite a pris fin sur le golfe de Guinée vers la fin du XIXe siècle ! Non, ce qui s’est passé sur cette partie de l’Afrique entre le XVIe et le XIXe siècle n’est pas une tradition africaine mais – comme le souligne Olivier Merle – déjà la mondialisation de la cupidité générée par le capital. Petite remarque pour terminer : l’Afrique est un continent qui fait trois fois l’Europe ; il serait donc bon que ce détail qui n’apparaît pas sur les planisphères soit constamment porté à la connaissance des jeunes. En imaginant des Afriques, ils comprendront pourquoi la traite négrière atlantique ne s’est pas passée dans le même espace que la traite arabo-musulmane qui a duré jusqu’au milieu du XXe siècle.

Comptoir Steve McQueen OK


PS : Aux enseignants qui utiliseront cette version abrégée du livre avec leurs élèves, il est vivement recommandé de lire dans les commentaires celui de Liss relatif au point « le cercle vicieux de la violence » (p.282). Pour les lecteurs qui n’ont pas le dossier sous les yeux, voici le document de l’éditeur qui reprend – comme le fait remarquer Liss – l’idée classique des Africains constamment en guerre les uns contre les autres. Nous y apportons quelques précisions pour rétablir la pensée de l’auteur.

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          Comme le disait si bien Olivier Merle dans Noir négoce, «les tenants de l’esclavagisme possédaient des arguments, organisés selon une véritable théorie raisonnée, éloignée de toute improvisation». A notre tour, nous attirons l’attention de tous sur le fait qu’en ce XXIe siècle, ceux qui minimisent ou occultent les responsabilités des négriers et des esclavagistes ont aussi des arguments bien organisés selon un raisonnement qui ne laisse pas de place à l’improvisation !

° Article complémentaire incontournable : la traite négrière dans nos manuels scolaires

Raphaël ADJOBI