TIRAILLEURS (un film de Laurent Vadepied avec la collaboration d’Omar Sy)

Tirailleurs affiche          Qui a dit que le passé colonial n’intéresse pas les Français au point d’entrer dans les manuels scolaires ? Tous ceux qui se mettent à trembler d’effroi ou à regarder ailleurs chaque fois que les jeunes sont invités à découvrir des pans méconnus de l’histoire de France impliquant les Africains-Français ont, à travers le succès du film Tirailleurs, l’occasion de réfléchir à ce besoin réel des Français. Nous formulons ici une prière : que ceux qui se considèrent comme les gardiens d’un temple national à préserver soient moins nombreux que les acteurs de la République ayant des idéaux à atteindre avec les jeunes générations. Une meilleure connaissance de notre passé commun doit être un devoir.

          Retenons tous que l’engagement d’Africains comme soldats au service de la France remonte aux premières implantations françaises en Afrique au XVIIIe siècle, précisément au Sénégal (Anthony Clayton, Histoire de l’armée française en Afrique, 1830-1962, Paris, Albin Michel, 1994). C’est d’ailleurs ce qui explique l’origine du mot Tirailleurs sénégalais même quand l’armée coloniale française englobera tous les combattants des territoires de l’Afrique coloniale française. Mais c’est officiellement en 1857 que le corps des Tirailleurs sénégalais est créé par un décret de Napoléon III. « Progressivement, à partir de 1859, les effectifs des Tirailleurs sénégalais deviennent plus importants pour aboutir à la création, en 1884, du premier régiment de Tirailleurs sénégalais, puis en 1892, à un second régiment de Tirailleurs » (Julien Fargettas, article La « Force noire » : mythes imaginaires et réalités in Des soldats noirs face au Reich, Puf, 2015). L’idée et la réalité d’une France noire – ou force noire – ne datent donc pas de 1914 : « dès 1870, des unités prussiennes et allemandes ont eu à combattre des troupes coloniales issues de l’empire français, nord-africaines et sénégalaises pour l’essentiel » (Johann Chapoutot, article Le nazisme et les Noirs : histoire d’un racisme spécifique in Des soldats noirs face au Reich, Puf, 2015).

          Cependant, indiscutablement, l’ampleur de l’engagement d’une force française d’Afrique sur le terrain européen en 1914 puis en 1940 n’a aucune commune mesure avec celle du XVIIIe ou du XIXe siècle. Cette fois, pour renforcer la contribution de ses colonies, la France recourt à une technique déjà pratiquée en Europe depuis le VIIIe siècle dans la traite des Slaves et quelques siècles plus tard pendant la traite des Africains : la rafle des populations. Cette vérité historique avait déjà été soulignée dans un précédent film aujourd’hui oublié : La victoire en chantant de Jean-Jacques Annaud (1976). Mais on constate, à la réaction du public stupéfait par la violence des premières images de Tirailleurs, qu’il n’était pas inutile de la rappeler. Oui, c’est la réalité qu’il faut avoir à l’esprit quand on parle de traite d’êtres humains, et notamment quand on parle de la traite ou déportation des Africains !

          Au-delà de la vie des soldats africains découvrant l’enfer des tranchées ainsi que la violence des combats avec des armes lourdes, le génie du réalisateur Mathieu Vadepied (avec la collaboration d’Omar Sy) réside incontestablement dans les dernières images qui questionnent tous les Français, ceux d’aujourd’hui comme ceux de demain. Désormais, en regardant l’Arc de Triomphe trônant dans Paris avec à ses pieds la tombe du soldat inconnu – Noir ? – chaque citoyen qui aura vu le film pensera à la contribution des Africains aux grands événements de l’Histoire de France.

          Tous les politiciens opportunistes qui avaient cru bon – une fois encore – drainer dans le sillage de leurs vociférations la France des ignorants contre le film en accusant Omar Sy de ne pas tenir compte de leur peau blanche qui les unit à d’autres populations d’Europe dont ils se sentent plus proches en toute circonstance, ceux-là doivent se trouver tout petits devant le grand intérêt des Français pour tous ces Français-Africains morts pour ce qui était leur « mère patrie ». Omar Sy a très bien fait de ne pas perdre son temps avec ces gens-là en les ignorant superbement.

Le point de vue de Laurent Veray, historien du cinéma :

          « Le film d’animation Adama de Simon Rouby (2015), un conte initiatique […] est, à ma connaissance, le premier film de fiction entièrement consacré à cette question des tirailleurs sénégalais pendant la Première Guerre mondiale, mais par le prisme d’un film d’animation et le regard d’un enfant. Depuis, il y a eu quelques documentaires à la télévision, un téléfilm aussi, mais au cinéma, il faut bien reconnaître que cette question avait été complètement ignorée. […] Ces questions de l’empire colonial français, des gens exploités durant ces périodes et dont les enfants, les petits-enfants participent de l’identité française, sont encore très fortes. […] Dans le domaine de l’imaginaire, dans le domaine culturel, parfois ces questions tardent [en d’autres termes, les autorités et les institutions comme l’Éducation nationale et les musées ne font rien pour instruire les populations sur ces questions]. Mathieu Vadepied a choisi le moment peut-être le plus propice pour faire son film. Quand je lis ses déclarations, on voit bien qu’il parle très souvent de portée politique de son film, plus que de questions historiques. Sans doute que les conditions de production étaient un peu plus difficiles, un peu longues [Tirailleurs a mis dix ans à se monter]. Ce qui a contribué à la concrétisation du projet, c’est sa rencontre avec Omar Sy. Il y a des producteurs, des gens qui ont participé à la réalisation de ce film, qui pensent qu’il peut jouer un rôle dans la société aujourd’hui. […] Il peut jouer un rôle dans la prise de conscience collective auprès du grand public de ces questions-là qui sont évidemment essentielles, fondamentales en termes de reconnaissance. Les troupes coloniales de l’époque ont été mobilisées pour se battre et défendre la « mère patrie ». Beaucoup de gens aujourd’hui l’ignorent. » (Extrait du site de France Culture).

Raphaël ADJOBI

Exposition photographique « Décadrage colonial » au Centre Georges Pompidou

Fabien Loris - encre 1932          Jusqu’au 27 février 2023, se tient au Centre Georges Pompidou une exposition photographique – intitulée Décadrage colonial – sur un pan de l’histoire coloniale de la France : celui de la réaction du mouvement surréaliste à l’exposition coloniale de 1931 à Paris.

          Comme l’intervenant de l’association La France noire le dit souvent à ses jeunes interlocuteurs lors de ses interventions dans les collèges et les lycées, on ne peut pas comprendre les images et les arguments esclavagistes, racialistes et colonialistes, si on ne prend pas en compte un fait primordial : celui que tous les Européens n’étaient pas esclavagistes, racialistes et colonialistes ! C’est en effet de la confrontation et du débat contradictoire que nous tenons les plus belles pages des bêtises du genre humain à travers la théorisation de l’humanité en races distinctes, celle de la nécessité d’acheter ou de vendre des humains, et enfin celle du devoir de civiliser l’Autre. C’est donc clairement à partir de la volonté de se justifier face à leurs adversaires qu’esclavagistes, racialistes et colonialistes ont modifié la pensée européenne et mondiale sur l’Autre.

Les Français de couleurs          Ce que l’on apprend essentiellement dans cette exposition du Centre Pompidou, c’est la dénonciation par le mouvement surréaliste de la politique impérialiste de la France par l’organisation d’une contre exposition intitulée « La vérité sur les colonies ». Combien de Français, combien de professeurs d’histoire le savaient-ils ? Et pourtant, « En 1931, lors de l’exposition coloniale de Vincennes, les surréalistes diffusent des tracts et dénoncent les répressions à l’égard des populations colonisées. Plusieurs numéros du Surréalisme au service de la révolution exposent leur vision radicalement critique de l’entreprise coloniale dans sa dimension tant économique qu’intellectuelle et culturelle » (le catalogue de l’exposition).

          Décadrage colonial montre donc un chapitre du combat du mouvement surréaliste et de son iconographie subversive (photographies, productions graphiques et photomontages militants) contre l’impérialisme français, tout en soulignant les rapports équivoques des photographies des premiers ethnologues – jusque là tenus sous le joug du puritanisme chrétien européen – qui font preuve d’un voyeurisme débridé sous le vocable d’« images exotiques ».

Tract mai 1931Raphaël ADJOBI

Les malheurs des filles de Thomas Jefferson (3e président des E.U)

Thomas Jefferson          Dans son édition de mars 1971, la revue Connaissance des arts avait publié un article sur la belle maison du troisième président des États-Unis, Thomas Jefferson, construite à Monticello, en Virginie, à 120 km de Washington. Une lectrice saisit alors l’occasion et envoya à la revue l’extrait suivant de «La République américaine» du R.P. Bruckberger (Paris 1958, p. 84-86) et permit ainsi au public de découvrir, dans le numéro suivant, une image singulière de la vie de cet homme d’État – même s’il s’agit en réalité de celle de ses descendantes.

          « Avec un sens extraordinaire des lois de la tragédie, la vie se charge parfois de donner une conclusion exemplaire à une destinée exemplaire. On sait ce qu’il advint de Saint-Just. Il monta lui-même sur l’échafaud où il avait d’abord envoyé Danton : la République de Sparte rejoignait dans le panier à son la République de Cocagne.

          Quant à Jefferson, l’épilogue tragique digne du Shakespeare le plus terrifiant, ne devait survenir qu’après sa mort. Je cite ici sans changer ou omettre un seul mot, un homme dont l’information, l’autorité et la conscience sont irrécusables. Il s’agit d’Alexandre Ross, canadien de nationalité et qui occupa des charges importantes dans son pays, et fut en plus l’ami personnel et homme de confiance d’Abraham Lincoln. Il écrit dans ses mémoires :Thomas Jefferson, l’auteur de la Déclaration d’indépendance, par une clause de son testament conféra la liberté à ses enfants naturels nés esclaves. Il le fit dans la mesure où le code d’esclavage de Virginie le lui permettait, suppléant au pouvoir qui lui manquait par une humble requête à la législature de Virginie de confirmer ses dispositions testamentaires et de donner à ces esclaves la permission de demeurer dans l’État où ils avaient leur parenté. Deux de ses filles, qu’il avait eues d’une de ses esclaves octavonnes, furent, après la mort de Jefferson, emmenées de Virginie à la Nouvelle-Orléans où elles furent vendues au marché d’esclaves pour 1500 dollars chacune et utilisées à des fins qu’on ne peut décemment rapporter. Ces deux malheureux enfants de l’auteur de la Déclaration d’indépendance étaient très blanches, leurs yeux étaient bleus et leurs chevelures longues et soyeuses étaient blondes. Toutes deux avaient une grande instruction et une parfaite éducation. La plus jeune des deux sœurs, s’enfuit de chez son maître et se suicida par noyade pour échapper aux horreurs de sa condition. Ce n’est pas sans une immense tristesse qu’on rencontre un tel fait dans l’histoire d’une nation…. Jefferson avait raison. On n’en a jamais fini de conquérir la liberté. La République selon son cœur serait une révolution permanente ».

 Deux remarques s’imposent :

1 – Afin de bien comprendre la volonté de l’auteur de souligner l’ampleur du racisme dans le coeur de certains Blancs, il est nécessaire de s’arrêter au sens du mot « Octavon ». Voici la définition des dictionnaires (ici le Larousse) : Personne issue de parents dont l’un est quarteron et l’autre un Blanc. Notez bien la distinction « quarteron » et « Blanc ». Qu’est-ce qu’un « Quarteron » ? Réponse : « Fils ou fille d’un Blanc et d’une mulâtresse (métisse) ou d’une Blanche et d’un mulâtre (métis) » (Le Robert). Dire qu’un métis n’est pas un Blanc, tout le monde comprend. Mais en distinguant « quarteron » et « Blanc », comme le font les dictionnaires, on arrive à la conclusion que le célèbre écrivain Alexandre Dumas et mes petits-enfants qui sont quarterons (un de leurs parents est métis) ne sont pas des Blancs.

En clair, un « octavon » (un des parents est quarteron) est une personne à la peau blanche née de deux parents à la peau blanche – comme les enfants de l’écrivain Alexandre Dumas ; mais on garde en mémoire que l’un des grand-parents est métis. En d’autres termes, vous êtes blanc de peau parce que vos deux parents sont blancs de peau, mais vous n’êtes pas Blanc parce que vous êtes un « octavon ». Selon les dictionnaires, si vous vous mariez, on dira que vous êtes marié avec une Blanche ; vous aurez alors compris par cette simple mention que vous n’êtes pas un Blanc, malgré votre peau blanche. A l’époque de Thomas Jefferson, vos enfants pouvaient être vendus ; car vous êtes un « esclave octavon ». Les petits-enfants du célèbre écrivain Alexandre Dumas pouvaient être vendus comme les filles de Thomas Jefferson ! Tous les Noirs français qui ont des arrière-petits-enfants octavons ne peuvent que trembler en lisant ce texte. Qu’ils retiennent avec Thomas Jefferson que la République doit être une révolution permanente pour que le racisme ne les rattrape pas.

Cheveux blonds 12 – Il est toujours plaisant d’entendre ou de lire les Blancs qui, tout en soulignant la blancheur de la peau de certaines personnes, y associent avec un grand soin les yeux bleus ainsi la chevelure blonde comme les marques suprêmes de la blanchité ou de la « race » blanche. C’est exactement ce préjugé qu’exprime l’auteur du texte en écrivant « Ces deux malheureux enfants […] étaient très blanches, leurs yeux étaient bleus et leurs chevelures longues et soyeuses étaient blondes ». Et pourtant, une chevelure blonde et des yeux bleues n’ont jamais été des marques exclusives et donc distinctives des Européens blancs !

Yeux bleus 4

Trois femmes aux yeux bleusRaphaël ADJOBI

Black Far West : une contre-histoire de l’Ouest américain

Cow-boys          Tous ceux qui ont vu l’intégralité du documentaire Black Far West, le samedi 15 octobre 2022 sur la chaîne Arte, ont pu entendre l’un des derniers intervenants – un Blanc – dire de manière claire et nette que « chaque génération doit réécrire son histoire. L’histoire ne change pas ; mais notre perception de l’histoire change. Ce que nous choisissons d’inclure ou d’exclure diffère de génération en génération ». Et un autre intervenant, un Noir, a ajouté : « Nous voulons tous la vérité ; mais peu de gens veulent entendre la vérité. Beaucoup de gens ne veulent entendre que ce qui les met à l’aise. Ainsi, mettent-ils de côté les choses qui les mettent mal à l’aise. On aime que les gens nous disent qu’on a raison. On n’aime pas que l’on nous dise qu’on a tort ».

          Nous pourrions arrêter là l’analyse du documentaire et dire qu’il appartient à chacun d’interroger sa conscience par rapport à ce qu’il entend régulièrement raconter autour de lui ou dans les manuels scolaires concernant l’histoire de son pays. Oui, chacun peut continuer à vivre avec ce qu’il retient ou pas comme leçon du documentaire. Cependant notre but étant d’instruire la jeunesse qui n’est nullement responsable de ce que ses aïeux ont fait, nous tenons tout de même à ce qu’elle sache que la jouissance insolente ou la perpétuation sans vergogne de certains héritages la rendrait complice du crime ou du mensonge qui leur est attaché. Notre ferme intention est donc de préserver cette jeunesse d’un récit erroné qu’elle pourrait véhiculer sans scrupule pour nourrir plus tard des discours politiques méprisants clamant que certains parmi nous n’ont pas d’histoire. Oui, celui qui affirme que l’Autre n’a pas d’histoire n’a pas d’estime pour lui. Et pendant trop longtemps, c’est ce que les États-Unis d’Amériques – et d’autres pays aussi – ont raconté à leurs citoyens et au monde entier.

Le cavalier solitaire          Il apparaît clairement dans Black Far West que les héros blancs popularisés par le cinéma et qui constituent la culture des parents des jeunes collégiens, lycéens, et étudiants d’aujourd’hui étaient en fait des Noirs qui se sont illustrés dans les Amériques. C’est donc toute une narration de plus d’un siècle, tout un imaginaire construit sur le mensonge qui s’écroule pour les plus de 50 ans. Ce documentaire est l’histoire de l’Amérique dans laquelle Blancs, Noirs et autochtones dit Amérindiens occupent pleinement leur place ; alors que jusque-là les Blancs (visages pâles) occupaient toutes la place face aux Amérindiens (peau rouge) considérés comme des sauvages, le mal dont il fallait triompher. Le chaînon oublié dans le récit de la conquête de l’Ouest américain était donc le Noir. Et c’est sur leur contribution à l’histoire des État-Unis d’Amérique que ce documentaire met l’accent.

Le mythe des héros blancs de la conquête de l’Ouest

Cow-boy James Bakeworth          Quelle désillusion pour les adultes de plus de 40 ou 50 ans de découvrir que l’histoire de Davy Crockett qui a bercé leurs années télé en noir et blanc n’est rien d’autre que celle du métis Américain James Bakeworth (1798 – 1866) qui avait trouvé refuge chez les Amérindiens et combattu à leurs côtés avant de servir dans l’armée fédérale contre eux. Ses prouesses racontées dans son autobiographie parue en 1854 n’ont pas été jugées dignes d’entrer dans l’histoire. La vie de Davy Crockett, nourrie sans doute de celle de J. Bakeworth, si. En effet, au début du cinéma jusqu’à la fin du XXe siècle, pour être un héros, il fallait être blanc. Quelle désillusion d’apprendre que le héros blanc du film Le Justicier du Far West, ressemblant beaucoup à Zoro, n’est en fait que le blanchiment de l’histoire du plus grand Sheriff (adjoint) du Far West américain qui est un Noir. Il avait un cheval blanc et se déguisait souvent en cow-boy (métier méprisé exercé majoritairement au départ par des Noirs) pour approcher les criminels qu’il voulait arrêter. Les prouesses de Bass Reeves – car c’est de lui qu’il s’agit – ont inspiré des films comme Le shérif est en prison (une parodie du Far West) ou encore The Lone Ranger (de Gore Verbinski) – le cavalier solitaire qui va inspirer bien de mythes jusqu’aux récits des bandes dessinées. Quelle désillusion de découvrir que le métier de cow-boy, idéalisé et popularisé par le cinéma, est né avec les esclaves noirs qui s’occupaient des troupeaux. On les appelait « garçon » (boy) pour ne pas avoir à les appeler par leur nom !

Cow-boy - Mary Fields          Quant au récit de la fameuse conquête de l’Ouest qui a laissé croire au monde entier que les Européens ont dû déployer des prouesses pour venir à bout d’un univers sauvage, le documentaire dit clairement que c’est là encore un mythe monté de toutes pièces et popularisé par les films hollywoodiens. La réalité est que les Noirs – les Buffalo Soldiers (honorés par Bob Marley dans une de ses chansons) – ont servi de bras armé au gouvernement fédéral pour arracher aux Amérindiens leurs terres et les donner aux Blancs. A partir d’avril 1889, ceux-ci n’ont eu qu’à se ruer sur le butin pour devenir propriétaires ; et cela dans une mise en scène théâtrale ! Voilà donc pulvérisé le mythe de la conquête de l’Ouest par les Blancs !

          N’est-ce pas vrai que la vérité finit toujours par triompher ? Terminons donc avec cette réflexion de David Grann tirée de son livre La note américaine : « L’histoire est un juge impitoyable. Elle expose au grand jour nos erreurs les plus tragiques, nos imprudences et nos secrets les plus intimes ; elle jouit de son recul sur les événements avec l’arrogance d’un détective qui détiendrait la clef du mystère depuis le début ».

Raphaël ADJOBI

* Toutes les images sont de la revue Télérama

Marronnage : l’art de briser ses chaînes

Marronnage tableaux double          Durant tout l’été 2022, jusqu’au 24 septembre, La Maison de l’Amérique latine – 217, boulevard Saint-Germain (Paris 7e) – a abrité une exposition sur l’art produit par les Africains déportés dans les Amériques et qui ont réussi à fuir le travail forcé imposé par les esclavagistes du Suriname et de la Guyane française pour constituer des villages dans la forêt amazonienne.

Marronnage peignes série          «Ils ont réinventé leur liberté, et même tenté de renverser l’ordre colonial. Entre le milieu du XVIIe siècle et la fin du XVIIIe siècle, six communautés se sont ainsi successivement fondées par marronnage : Saamaka, Dyuka, Paamaka, Boni/Aluku, Matawaï et Kwinti. Engagés dans des combats contre l’armée hollandaise, ces peuples ont su dès 1760 imposer des traités pour faire reconnaître leur souveraineté» disait le texte présentant l’exposition qui laisse clairement comprendre que les héros noirs pour la liberté ne sont pas seulement Haïtiens mais de tous les coins et recoins des Amériques. Le marronnage est en effet inhérent à toutes les sociétés qui furent soumises à la traite négrière et à l’esclavage. L’aire de son développement inclut donc toute la Caraïbe* et quasiment toute l’Amérique du sud où l’on célèbre aujourd’hui les anciens quilombos du Brésil et les palenques de l’Amérique dite hispanophone ; des termes qui renvoient à des villages d’Africains libres. On trouve aussi des traces du marronnage en Amérique du nord, aux États-Unis évidemment. Et concernant les marrons du Suriname et de la Guyane française, le texte ajoute : «La paix revenue, un siècle plus tard, avec le plaisir de créer, naît sous leurs doigts l’amour du beau, de la grâce».

Marronnage La chaise-fauteuil          En effet, cette belle exposition montrait ces deux pans de l’histoire de ces Africains marrons, c’est-à-dire qui ont réussi à fuir la servitude à laquelle ils étaient destinés. La première partie était faite d’images de la vie quotidienne (vie d’esclave ou de captif et vie de marron) accompagnées de textes explicatifs suffisamment courts pour ne pas rendre la visite fastidieuse. La deuxième partie – qui était clairement l’objectif principal de l’exposition – présentait des objets de la vie ordinaire de ces Africains des Amériques ainsi que des œuvres qu’ils ont créées pour le plaisir ou alliant plaisir et utilité : les peignes qui se déclinent en une multitude de formes témoignent de cette dernière volonté. Et outre les tambours, on trouve dans ces objets l’awalé – un jeu très répandu chez les peuples Akan du Golfe de Guinée – la chaise-fauteuil (en deux éléments détachables), et le tabouret Akan qui rappelle celui de l’Ancienne Égypte.

Tembé Loli          Mais ce qui retient de manière particulière l’attention du visiteur, ce sont les œuvres que tout le monde s’accorderait à qualifier d’artistiques parce que considérées comme le fruit de la seule imagination de l’artiste créateur. Elles impressionnent et séduisent par leurs lignes sinueuses et leurs couleurs souvent vives. Cependant, comme l’écrit Christiane Taubira dans l’introduction du catalogue de l’exposition, « Sait-on comment nommer un ouvrage ou une œuvre à forte charge culturelle que l’on observe ou que l’on admire, s’agit-il d’art, d’artisanat, voire d’artisanat artistique ? ». Et pour que l’on comprenne bien le fond de sa pensée justifiant cette question, elle ajoute plus loin : « Les sociétés opprimées intégraient dans leurs récits et leurs préceptes la présence de leurs observateurs, de leurs oppresseurs ». Retenons donc que toutes ces œuvres chatoyantes à forte charge culturelle ne sont certainement pas innocentes, même si elles semblent s’éloigner clairement de leurs origines africaines. L’oppression et la lutte laissent des traces ! D’autre part, quand on observe ces œuvres, on ne peut exclure l’influence amérindienne. Nous sommes donc d’accord avec Christiane Taubira lorsqu’elle dit : «On ne peut ignorer que tous les territoires de traite et d’esclavage, dans les Amériques et les Caraïbes, étaient peuplés d’Amérindiens à l’arrivée des Européens, navigateurs ou colons. Par conséquent, le marronnage, également pratiqué par les Amérindiens, a donné lieu à des alliances…. [et] a ainsi brassé les cultures, les savoirs, les langues, permis le partage de techniques de chasse, de pêche, d’agriculture, la circulation de connaissances en pharmacopée, et bien entendu sur les matériaux utiles à l’artisanat» et…. aux productions dites artistiques.

Raphaël ADJOBI

* Caraïbe : le terme désignait à l’origine la population autochtone – décimée par les Européens – qui occupait les îles situées entre les actuelles Amérique du nord et Amérique du sud. La Caraïbe (ou les Caraïbes) renvoie donc aux îles de l’océan Atlantique et du pourtour du continent américain appelé Amérique centrale.

 

L’enfouissement de la mémoire de l’esclavage dans la conscience des Français noirs

          Lors de notre déplacement dans les Yvelines (78) pour l’installation officielle de l’antenne de La France noire en Île-de-France, si nous avons apprécié la franchise de la nouvelle présidente quant au refus d’une bonne majorité des Noirs d’évoquer leur passé, j’avoue que je croyais cette tranche de la population en voie d’extinction. Parce que les intellectuels progressistes noirs et blancs ont obtenu l’enseignement de l’histoire de l’esclavage dans notre pays, je pensais que nous étions aujourd’hui très nombreux à militer pour arracher celle de l’enseignement de la colonisation. Quel désenchantement ! A vrai dire, cette situation évoquée par notre amie Suzanne est une réalité partout en France. La preuve : les adhésions des Noirs à notre associations sont rares. Nous comptons pour le tiers des membres, et nos compatriotes blancs pour deux tiers !

          Les Français noirs veulent tourner la page de leur passé d’esclavagisés et et de colonisés pour ne considérer que ce qui est valorisant, disent-ils. Et pourtant, c’est dans notre passé douloureux que l’on découvre les plus grands héros noirs de l’Histoire de France ! Aussitôt rentré au siège de notre association, j’ai décidé de reprendre mon travail de chercheur pour me rafraîchir la mémoire et partager avec vous l’origine du rejet des pages de son passé très fortement ancrée dans la conscience du commun des Français noirs. Et pour vous rendre compte de ce poids du passé sur son esprit, je vais m’appuyer sur deux publications dont je vous conseille vivement la lecture : Ces Noirs qui ont fait la France de Benoît Hopquin (Calmann-Lévy, 2009) et Paroles d’esclavage – Les derniers témoignages de Serge Bilé (Pascal Galodé, 2011).

Benoît Hopqui et Serge Bilé          Il convient de retenir tout de suite que comme le système colonial – excellemment dépeint par le romancier congolais Emmanuel Dongala dans Le feu des origines (Actes Sud, 2018) – « le système esclavagiste ne reposait pas seulement sur la violence, mais également sur le conditionnement de l’opprimé pour qu’il accepte son statut » ! Et forcément vous conviendrez bien qu’il puisse en rester quelque chose aujourd’hui. Benoît Hopquin nous dit que l’historien Jacques Adélaïde-Merlande – septuagénaire en 2006 lorsqu’il tenait ces propos – a dû se cacher, en 1962, pour enregistrer dans un studio de RFO un disque sur le sort des esclaves ; et une fois le 33-tours réalisé, il a circulé sous le manteau, comme s’il s’agissait d’un document pornographique. Et pourquoi cela ? Tout simplement parce que «Le pouvoir colonial faisait peser une chape de silence, entravait toute recherche, toute évocation » ! Forcément, avec le temps, les Noirs ont intégré le mot d’ordre de l’oubli, de l’amnésie collective.

          En effet, peu à peu, les Noirs ont intégré eux-mêmes l’idée que c’était pour leur bien que le colonisateur a posé cette chape de silence sur leur mémoire, sur leur passé de populations esclavagisées. « Les parents ont cru protéger leurs enfants de la damnation en l’occultant. Ils pensaient qu’il fallait faire table rase du passé pour avoir une chance de s’en sortir », dit Jean-Luc Romana, guide guadeloupéen se confiant à Benoît Hopquin en 2006. En d’autres termes, pour ces Antillais, la Guadeloupe et la Martinique sont nées en 1848 avec l’abolition de l’esclavage. « Une sorte d’an I qui renvoyait dans une brumeuse préhistoire tout ce qui s’était passé auparavant » (p. 55).

          A contre courant de cette pensée collective, de manière épisodique apparaissent les actions de quelques individus – par exemple celle du guide Jean-Luc Romana avec son association Lanmou ba yo (« Amour pour eux ») et celle du journaliste et écrivain Serge Bilé – qui tentent de « briser ce tabou, faire remonter des tréfonds de la terre et de la mémoire ces milliers de pauvres hères humiliés, exploités, battus et, par une dernière avanie, oubliés » (Le Monde, 6 août 2006, cité par Benoît Hopquin). En 2011, avec la complicité d’Alain Roman et Daniel Sainte-Rose, Serge Bilé a recueilli pour la postérité les témoignages d’une trentaine de Martiniquais sur l’esclavage « tel que leurs grands-parents et arrière-grands-parents l’ont directement vécu et le leur ont – eux-mêmes – raconté ». Ce livre est accompagné d’un DVD mettant en scène des lycéens antillais écoutant et réagissant à ces récits jamais entendus ou imaginés. Un précieux outil pédagogique sur le travail de mémoire que les enseignants gagneraient à découvrir et à utiliser avec leurs élèves pour aller plus loin dans la connaissance du poids de l’esclavage (et même de la colonisation) sur l’esprit des Noirs et par voie de conséquence certains de leurs comportements et de leurs revendications.

Raphaël ADJOBI

Nelson Mandela : vos ennemis ne sont pas forcément mes ennemis, et vos amis forcément les miens !

Nelson MandelaLe 11 février 1990, au Cap, Nelson Mandela retrouvait sa liberté après 27 ans de détention. Le 21 juin 1990, au « Aaron Davis hall – city college of New York », le journaliste Ken Adleman interpelle Nelson Mandela en ces termes : Ceux d’entre nous qui partageons votre combat pour les droits de l’homme contre l’apartheid, avons été déçus par les modèles en matière de droit de l’homme que vous avez soutenus depuis que vous êtes sorti de prison. Vous avez rencontrez, à trois reprises au cours de ces derniers mois, Yasser Arafat que vous avez adulé. Vous avez dit à Kadhafi que vous partagez son point de vue, et vous le félicitez sur son dossier des droits de l’homme et sa volonté pour la liberté et la paix dans le monde. Et vous avez adulé Fidel Castro en tant que leader des droits de l’homme. Vous avez déclaré que Cuba est un des pays qui avaient le plus la tête sur les épaules en matière des droits de l’homme, en dépit du fait que les documents de l’ONU montrent que Cuba est le pire des pays. Je me demandais juste si ce sont vos modèles de dirigeants en matière des droit de l’homme ? Si oui, voudriez-vous un Kadhafi ou un Arafat ou un Fidel Castro en tant que futur président de l’Afrique du sud ?

Nelson Mandela 2Réponse de Nelson Mandela : « Une des erreurs que font certains analystes politiques, c’est de penser que leurs ennemis devraient être nos ennemis (applaudissements). C’est ce que nous ne pouvons faire et ne ferons jamais ! Nous avons notre propre lutte que nous menons à bien.

Nous remercions tout le monde d’avoir soutenu notre lutte. Néanmoins, nous sommes une organisation indépendante avec sa propre politique. Notre attitude envers un pays est déterminée par l’attitude de ce pays envers notre lutte (applaudissements). Yasser Arafat, le colonel Kadhafi et Fidel Castro soutiennent notre lutte jusqu’au bout ! Il n’y a donc aucune raison pour laquelle nous devrions avoir une quelconque hésitation à propos de leur attachement aux droits de l’homme tels qu’ils sont exigés en Afrique du sud. Notre attitude est basée sur le fait qu’ils soutiennent entièrement la lutte pour la fin de l’apartheid. Ils ne soutiennent pas seulement la lutte anti-apartheid dans le discours, ils mettent également des ressources à notre disposition pour qu’on gagne cette lutte ».

S’agissant des amitiés nées des relations personnelles, le cercle qui en résulte peut souffrir de la mésentente entre deux de ses membres. Mais cela n’a jamais pour conséquence inéluctable la mort du groupe ; sauf si ce groupe a une fin artistique ou autre intérêt commun bien clair. En d’autres termes – et c’est ce que dit Nelson Mandela – ce n’est pas parce que tu ne t’entends plus avec jean (qui n’est pas de ta famille) que je ne dois pas m’entendre avec lui. Jean n’est pas un membre de ta famille ; je ne suis donc pas devenu ami avec jean par un contrat signé avec toi : comment peux-tu alors exiger que je rompe ma relation d’amitié avec lui du simple fait que tu ne t’entends plus avec lui ? Une telle exigence est inacceptable ! Elle n’est rien d’autre qu’un chantage que l’on voit dans les jeux d’enfants.

Raphaël ADJOBI

Le baiser « esquimau » ou les voyageurs européens et le colportage des préjugés

Le baiser esquimau 1          Dans une brève analyse de ce que veut dire « Penser par soi-même », Luís-Nourredine Pita – vice-président de l’association La France noire – écrivait, dans un billet publié sur notre blog, que « le préjugé […] c’est quelque chose que l’on a acquis passivement, qui fait partie des influences reçues ». Par conséquent, le préjugé est une pensée ou « une idée qui n’a pas été remise en question, qui n’a pas été passée au crible de la réflexion », ajoutait-t-il. Sachons qu’il en est ainsi de nombreuses idées que les voyageurs européens, en rencontrant les peuples lointains, ont colportées à travers toute l’Europe pendant des siècles puis dans la culture mondiale par la colonisation d’autres contrées. Y avez-vous déjà pensé ? Formulons la question autrement : avez-vous déjà pensé que de nombreuses affirmations que nous véhiculons à longueur de journée sont des préjugés, c’est-à-dire des pensées qui ne sont pas vraies, qui « ne sont pas des pensées véritables » ?

          Le préjugé est un jugement auquel on s’accroche, une opinion que l’on adopte sans aucun examen pour savoir si elle correspond à la réalité, à l’objet, à la chose ou à la personne réelle. C’est le préjugé qui a fait des autochtones des Amériques des Indiens ! Cette dénomination ne renvoyait et ne renvoie toujours pas à la réalité. Et comme les préjugés ont naturellement la vie dure, cinq siècles après l’erreur monumentale de Christophe Colomb, l’éducation familiale et l’enseignement public sont incapables de voir les autochtones des Amériques autrement que des Indiens ou Amérindiens (Indiens des Amériques !). Soyons honnêtes : le préjugé ne serait-il pas synonyme de fainéantise de l’esprit, d’incapacité à s’élever plus haut que ce que l’on entend et apprend tous les jours ?

Le baiser esquimau 3          Parlons ici d’un préjugé colporté par les Européens à travers le monde que les populations concernées viennent de faire voler en éclats. Tout le monde a appris que les « Esquimaux », ces « petits êtres des zones polaires », s’embrassent en frottant leur nez l’un contre l’autre. En réalité, les Inuits (faussement appelés Esquimaux) – ces populations de la zone arctique s’étendant de l’Alaska au nord-est de la Russie en passant par le nord du Canada et le Groenland – ne s’entrechoquent pas le nez pour se témoigner leur affection. Le baiser inuit consiste à saisir des deux mains la tête de la personne que l’on veut embrasser et à appliquer de manière plus ou moins appuyée, selon l’intensité du sentiment, le nez et la bouche sur sa joue. Il est permis de laisser entendre un bruit de succion. Entre l’opinion véhiculée par les voyageurs européens et la réalité qu’une jeune chanteuse Inuite et sa mère ont tenu à montrer, le fossé est bien grand ! Voilà ce que vous pensez, voilà ce que nous sommes, semblent-elles crier au monde. Et nous voilà tout à coup bien bêtes ! Mais le préjugé, lui, ne mourra pas.

Le baiser esquimau texte 2          De nombreuses personnes soutiennent des idées sur des peuples étrangers et leur passé tout simplement parce qu’une personne de leur pays ou de leur continent les a affirmées. Si les préjugés ont la vie dure, c’est-à-dire s’ils sont difficiles à éradiquer, c’est parce que l’éducation et surtout l’enseignement les entretiennent allègrement malgré les efforts des scientifiques de ce XXIe siècle. Combien sont-ils ces universitaires qui, au lieu de consulter les peuples eux-mêmes, se fient à l’intelligence des leurs, de ceux qui leur ressemblent, tournant ainsi dans une sphère sereine comme la souris dans sa cage avec la ferme conviction d’être très intelligente. Ce qui fait dire aux auteurs de Lady sapiens (Ed. Les Arènes 2021) que « un travail de déconstruction attend toujours les scientifiques afin de venir à bout des préjugés des universitaires eux-mêmes ». Car c’est par eux que les jeunes apprennent… les préjugés.

Raphaël ADJOBI

Une page de l’histoire de l’eugénisme en France (une analyse de Pierre Ancery)

Voici la présentation par le journaliste Pierre Ancery du documentaire de 65 minutes de Vincent Gaullier et Jean-Jacques Lonni (produit en 2021. Histoire TV Documentaire) – publiée dans Télérama n° 3749 du 17/11/2021.

En France, on a fait du génocide des Juifs, durant la seconde guerre mondiale, un isolat – un fait exceptionnel venu d’on ne sait quel esprit, sinon qu’il s’est produit en un lieu qui s’appelle l’Allemagne. Et pourtant… il suffit de remonter le fil conducteur de ce cataclysme survenu entre des êtres humains auto-proclamés « blancs » pour lire la vérité – ce que les esprits paresseux, parce que sûrs de détenir la vérité, n’ont jamais fait. Le texte de Pierre Ancery est à mettre en lien avec la pensée européenne et ses pratiques racistes et eugénistes mises en œuvre dans toutes les contrées d’Europe mais que l’on préfère écarter du vécu Français.

Retenez que l’exposition de l’association La France noire « L’invention du racisme et la négation des traces de l’homme noir dans l’histoire de l’humanité » aborde largement ce sujet. En effet, l’eugénisme (théorie de la race blanche pure) fait partie de l’invention du racisme.

L'eugénisme en Alsace image et texte         En 1924, dans la périphérie de Strasbourg, une cité-jardin d’un nouveau genre est inaugurée : les jardins Ungemach, destinés à accueillir dans des maisons individuelles des familles « de souche saine et fécondes ». Sélectionnés à l’aide d’une batterie de tests censés évaluer leur « capital héréditaire », les ménages triés sur le volet qui s’installent à Ungemach ont l’obligation de donner naissance à trois enfants au minimum. Ouvertement eugéniste, le projet imaginé par l’homme d’affaires Alfred Dachert vise à « guider l’évolution humaine vers une ascension rapide », en augmentant le nombre d’éléments jugés sains dans la population française…

          Nourri du témoignages d’anciens enfants ayant grandi dans la cité-jardin et enrichi de très belles animations inspirées de la gravure, ce documentaire étonnant lève le voile sur un pan méconnu de l’histoire de l’eugénisme : son versant français. L’historien Paul-André Rosental le rappelle dans le film : si elle est aujourd’hui assimilée au nazisme, cette idéologie pseudo-scientifique a en réalité prospéré dans toute l’Europe du début du XXe siècle, où elle était intégrée à des politiques de réforme sociale.* Ce fut le cas de Ungemach, où l’effrayante « expérience » imaginée par Dachert reçut l’aval des autorités et fut largement médiatisée. Loin de s’arrêter avec les horreurs de la seconde guerre mondiale, elle courut d’ailleurs jusque dans les années 1980… Un récit passionnant.

Pierre Ancery (2021)

* Pour aller plus loin, je vous conseille vivement Histoire des Blancs (Edit. Max Milo 2019) de l’historienne Nell Irving Painter. Ce volumineux essai montre comment les « Blancs » se sont forgés une histoire supérieure à tout le reste de l’humanité au point d’avoir entrepris de rendre pure leur propre « race », ce qui veut dire la débarrasser des « Blancs » impurs. Oui, il y aurait des « Blancs » moins blancs que d’autres « Blancs » dans l’esprit des penseurs européens, au XIXe et au XXe siècle.

Des bataillons d’étrangers dans l’armée de Napoléon Bonaparte

tres Dos de Mayo          Je me souviens, comme si c’était hier, de ce cours d’histoire à la faculté des lettres de Dijon, à la fin des années 1970 ; cours durant lequel le professeur nous expliqua avec beaucoup d’application les efforts fournis par « l’armée française » contre celle de l’Allemagne dans le désert de l’Afrique du nord pendant la deuxième guerre mondiale. Comment l’armée française défaite en 1940 sans avoir combattu s’est-elle retrouvée à croiser les fusils et les canons dans le désert africain avec les Allemands ? me suis-je demandé. Toutefois, devant les têtes de mes camarades appliqués à enregistrer les belles paroles du maître, je n’ai pas osé lever la main pour être éclairé quant à ce récit qui me semblait énigmatique, pour ne pas dire obscur.

          Il m’a fallu plusieurs années pour comprendre que cet universitaire parlait de l’armée coloniale française constituée d’éléments étrangers à la terre de France mais commandée par des Blancs ! Même un étudiant issu de l’Afrique était incapable de le savoir parce que là-bas, l’enseignement était dispensé avec les mêmes manuels scolaires qu’en France métropolitaine. Oui, ici comme en Afrique francophone, l’enseignement de l’histoire ne tient jamais compte de la sociologie des acteurs des faits, des combattants ; elle se contente des événements et de ceux qui les commandent.

          C’est parce que l’histoire ne s’attache jamais à la sociologie des armées que des enseignants peuvent aujourd’hui encore totalement ignorer qu’il y avait des Arabes (ou Mamelouks), des Turcs, des Polonais, et de manière générale des populations de l’Europe de l’Est – vues de manière uniforme sous le vocable « Cosaques » grâce à leur lourde cape et à leur coiffe – dans l’armée napoléonienne. Aujourd’hui, avec un peu de curiosité et grâce à Internet, vous pouvez avoir une idée de la diversité de cette armée française napoléonienne en matière d’origines géographiques de ses soldats.

Tres de Mayo 3          L’histoire tend toujours à rendre compte de l’œuvre sans jamais s’intéresser à la condition sociale des individus ou des groupes. C’est d’ailleurs ce que la chercheuse Annie Cohen-Solal – historienne de formation mais ayant travaillé avec des sociologues américains – reproche aux récits historiques, dans un article publié en novembre 2021 dans la revue Télérama (n° 3748). Elle constate que malgré les nombreuses expositions et publications émanant parfois des intimes de l’artiste, personne n’a pensé à « regarder du côté de la situation administrative de Picasso » pour voir l’étranger qu’il était en France. En effet, personne avant elle n’avait noté qu’à 19 ans, Picasso était déjà pris au piège de la police des étrangers et que le rapport rédigé sur lui le suivra toute sa vie. Ainsi, conclut-elle, « les expositions qui lui sont consacrées rendent compte de son œuvre. Mais aucune ne s’est intéressée à sa condition sociale. Or cela est essentiel pour comprendre le travail et la trajectoire d’un artiste ». Rares sont ceux qui savent que la nationalité française a été refusée à Picasso et que celui-ci l’ a refusée à son tour quand, devenu célèbre, la France l’a lui a offerte sur un plateau d’argent.

          Pour ce qui est des récits des historiens s’intéressant aux guerres entre les nations, la même lacune est aveuglante. Étudiant en espagnol, c’est en découvrant les toiles de Goya – Dos de Mayo et Trés de Mayo – que j’ai découvert qu’il y avait des étrangers dans l’armée napoléonienne à la seule vue de leurs tenues. Bien sûr, comme le fait remarquer le site de La revue historique des armées, jusqu’au début du XIXe siècle, parce que «aucune difficulté juridique en termes de nationalité ne s’élevait quant à l’emploi de militaires étrangers, la pratique était générale en Europe ». Oui, mais cela n’était jamais souligné par les manuels d’histoire qui de toute évidence boudent les travaux des chercheurs. Ainsi, quand on évoque la participation de la France à la guerre d’indépendance de ce qui est devenu les États-Unis contre l’Angleterre, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, nulle part vous ne lirez l’active participation des populations noires des îles françaises des Amériques – Haïti, Guadeloupe, Martinique – à cette aventure ! C’est grâce à l’histoire de la vie de Jean-Baptiste Belley, le premier député français noir (1794), que la vérité m’a sauté au visage : compte tenu de ses prouesses durant cette guerre, il a hérité du surnom de Mars, le dieu de la guerre. Par ailleurs, combien sommes-nous à savoir par l’enseignement de l’histoire qu’a été créé en France, après l’abolition de la monarchie en 1792, un corps d’armée constitué de Noirs et de métis, appelé La Légion franche des Américains, dirigé alors par l’illustre musicien et épéiste chevalier de Saint-George ; corps d’armée – souvent appelé Légion de Saint-George, devenu aujourd’hui le 13e régiment de chasseurs à cheval ?

          Comme le conseille vivement Annie Cohen-Solal, l’historien doit absolument se comporter quelque peu comme un sociologue afin de « fonctionner de manière transdisciplinaire […] en croisant l’histoire traditionnelle et la microsociologie ». C’est en travaillant ainsi qu’on a révélé que l’armée des conquistadores ibériques n’étaient pas tous Espagnols et Portugais mais aussi des Africains qui étaient souvent au devant de la scène. Il convient de retenir ceci : de même que le cinéma hollywoodien a occulté tous les Noirs pour laisser croire à des générations d’individus à travers le monde que tous les cow-boys américains (gardiens de vaches) étaient des Blancs, de même les livres d’histoire ont laissé croire à des générations de Français et donc d’enseignants que les soldats de Napoléon Bonaparte, de Lafayette et Rochambeau, de Leclerc et de Gaulle étaient des Blancs. Ne prenons donc pas la mine renfrognée si on nous dit qu’il y avait des bataillons d’étrangers – appelés parfois des coloniaux – dans leurs armées. Savez-vous que cette pratique ancienne a laissé des traces ? Aujourd’hui, l’armée française est la seule des nations européennes a avoir officiellement en son sein une légion étrangère ! Créée en 1831, elle est un héritage de la société de l’Ancien Régime (les pouvoirs royaux avant la Révolution) et de l’époque napoléonienne.

Raphaël ADJOBI