Où est passé le Blanc du célèbre podium des J.O de 1968 ?

          Dans l’espace public de l’université de San José, aux États-Unis, trône une reproduction singulière, étrange même, du célèbre podium des JO de 1968 à Mexico où deux des trois hommes – les Noirs – lèvent une main gantée de noir en signe de dénonciation des violences policières qui accompagnent le racisme des Américains blancs à l’égard de leurs compatriotes noirs. Une sculpture étrange et dérangeante parce que l’athlète blanc du fameux podium n’y figure pas. De ce fait elle interpelle la conscience de toute personne qui la regarde.

J.O 1968 Mexico San José          Comment a-t-on osé faire cela ? Même si le Blanc n’avait pas levé une main gantée en guise de solidarité ou de soutien à la cause des Noirs, il était bien sur le podium et faisait donc partie de l’événement olympique pour quiconque veut raconter l’histoire, me suis-je dit. Il m’a fallu lire deux ou trois articles pour comprendre que ma réaction indignée tenait au fait que ma connaissance de l’histoire des trois hommes de ce podium, universellement connu et aujourd’hui célébré, était très incomplète.

          Je savais que ces deux points levés gantés de noir – pour dénoncer la sanglante répression des manifestations qui ont suivi l’assassinat de Martin Luther king en avril de cette année 1968 et de manière générale le racisme dont sont victimes les Noirs américains – ont coûté aux deux athlètes noirs leur exclusion immédiate des Jeux Olympiques. Ils ont été ensuite interdits de compétitions à vie par le CIO (le Comité international olympique) qui ne veut pas de l’ingérence de l’humanisme dans le sport. Je savais aussi que cet acte les avait condamnés à vivre comme des parias dans leur pays où ils ont régulièrement subi des menaces de mort. Difficile pour eux de trouver un emploi. L’épouse de l’un a divorcé ; celle de l’autre s’est suicidée. Du troisième homme du podium – l’homme blanc – je ne savais rien !

                     L’homme blanc du podium olympique de 1968

J.O 1968 Mexico 2          Le Blanc du célèbre podium des Jeux Olympiques de 1968 symbolisant la lutte contre les violences policières et le racisme des Blancs à l’égard des Noirs est l’Australien Peter Norman, arrivé en deuxième position de la course des 200 mètres. Ce que le public du stade n’avait sûrement pas vu lors de la remise des médailles mais qui n’avait pas échappé aux officiels de l’organisation des Jeux, c’est que par solidarité avec les deux athlètes noirs – Tommie Smith et John Carlos – Peter Norman arborait aussi le badge de l’ Olympic project for human rights – (Projet Olympique pour les Droits de l’homme visant à protester contre la ségrégation raciale aux États-Unis et dans le monde). Regardez bien l’image du podium et vous remarquerez la discrète union entre ces trois hommes symbolisée par ce badgeJ.O 1968 Mexico Olympic project. Cela explique pourquoi la reproduction en bronze du célèbre podium de Mexico 1968 à Washington, au National museum of African American history culture, est indubitablement le témoignage d’une histoire qui mérite d’être connue à travers le monde au nom de la fraternité humaine. Dans ce musée, Peter Norman n’est pas un figurant, un faire-valoir des deux autres, comme le croient tous ceux qui ignorent le sens du badge sur leur survêtement. Il est représenté en tant que militant pour l’égalité des droits humains dans chaque pays du monde où vivent Noirs et Blancs. C’est ce que j’ignorais.

J.O 1968 Mexico après          Peter Norman, l’Australien, a été aussi – de manière plus discrète – un paria dans son pays. Il n’a pas été immédiatement exclu des Jeux Olympiques d’octobre 1968 comme les Américains Tommie Smith et John Carlos. Mais, dans son pays, malgré ses performances athlétiques et sa qualification, il a été privé des Jeux de 1972. Contraint par J.O 1968 Mexico Funéraillesles besoins de la vie sociale, il avait alors repris son métier d’enseignant mais l’avait perdu quelques années plus tard pour des raisons obscures. Il est mort le 3 octobre 2006 d’une crise cardiaque à Melbourne, à 64 ans. N’ayant jamais perdu le contact avec ses deux amis noirs américains, ceux-ci – réhabilités dans leur pays au début des années 2000 – ont fait le voyage en Australie pour le porter à sa dernière demeure.

         Le sens de la statue de l’homme blanc absent du podium de 1968

J.O 1968 Enfant          La statue du célèbre podium de 1968 de l’université de San José (Californie) invite tous les Blancs des États-Unis et tous les visiteurs blancs du monde entier à se positionner par rapport à la lutte pour l’égalité entre les Noirs et les Blancs en prenant la place de Peter Norman laissée vide. Que chaque Blanc qui pense sincèrement partager le même idéal que lui prenne sa place pour poursuivre le combat ! Voilà le sens du monument. Quelle idée géniale de la part de l’artiste d’avoir pensé à concevoir cette statue qui invite à la réflexion ! Bravo à tous les artistes qui sont capables de nous obliger à réfléchir à partir de peu de chose, surtout ceux qui semblent nous choquer alors qu’ils nous interpellent.

° Plus de onze ans après sa mort, le 28 avril 2018, le gouvernement australien a décoré Peter Norman de l’Ordre du mérite, reconnaissant ainsi que les faits qui lui étaient reprochés 50 auparavant étaient une injustice collective à l’égard de l’idéal qu’il défendait.

° Témoignage de John Carlos en 2018 (23 ans en 1968) : « Nous étions préoccupés par l’humanité, les droits de l’Homme. […] Malheureusement, concernant les droits civiques, un escargot a fait plus de chemin en 50 ans » (France Inter 2018).

° Témoignage de John Smith (entraîneur américain de la Française Marie-José Perec) : « John Carlos et Tommie Smith m’ont fait comprendre que quand on croit en quelque chose et qu’on défend des valeurs, on sait qu’il y aura des conséquences. Le plus important était que les choses changent. Ils ont mis leur vie en jeu pour que les gens prennent conscience de ce qui se passait. C’était une affirmation sociale. Peter Norman aussi a été ostracisé quand il est rentré en Australie ».

Raphaël ADJOBI

Lady Sapiens : le documentaire

La femme          Tous ceux qui ont vu le documentaire « Lady sapiens » le 30 septembre 2021 sur France 5 ont tout de suite compris qu’il visait à briser l’image d’Épinal de la femme préhistorique blanche hirsute et sale comme son compagnon et ayant la vocation de s’occuper de ses nombreux enfants au sein de la grotte alors que l’homme chassait, taillait les outils et peignait. Les auteurs du livre et les réalisateurs du documentaire voudraient clairement nous faire oublier cette image.

          Au début du documentaire, le commentateur parle d’Européens sans tenir compte du fait que dans la conscience commune, ce mot signifie « personnes blanches ». Cela, joint à l’univers graphique du jeu vidéo Far Cry d’Ubisoft avec ses personnages hybrides – ni Noirs ni Blancs – celui qui a lu le livre se dit que les réalisateurs manquent d’audace et s’emploient à préserver les sentiments de ceux qui croient encore à une origine blanche ancienne des humains d’Europe. Heureusement, très vite, les scientifiques qui interviennent nous rassurent et précisent que les recherches sur les squelettes et les études ADN montrent que non seulement – jusqu’à une date récente (moins 6 000 ans avant J.C) – les populations vivant en Europe occidentale étaient noires de peau avec les yeux bleus, mais encore qu’aucun élément ne permet de dire qu’il y avait une distinction sexuée du travail à ces époques d’origine. A partir de ce moment, grâce à des acteurs noirs créant une réalité virtuelle, la suite du documentaire reste centrée sur la femme préhistorique africaine vivant en Europe et nous la montre soucieuse de sa beauté et de l’hygiène de son corps, gérant le rythme de ses maternités, artiste et tailleuse d’objets de toutes sortes, chasseuse et ardente travailleuse – ce qui lui donne une apparence aussi musclée que les hommes. Mais convenons ensemble, lecteurs du livre et téléspectateurs du documentaire, que ces derniers éléments méritent d’être approfondis et affinés. Et c’est d’ailleurs ce que dit le collectif de scientifiques qui s’est aussitôt insurgé contre cette codification trop précise des relations entre les hommes et les femmes de cette époque lointaine. C’est vrai que ce n’est pas parce qu’il n’existe pas de méthode scientifique pour déterminer si tel objet taillé l’a été par un homme ou une femme qu’il faut s’appliquer à les partager équitablement ou donner la primauté à la femme après l’avoir longtemps accordée à l’homme. Il convient de laisser du temps à la science. Reconnaissons cependant que sur ce chapitre, le livre et le documentaire ont au moins l’avantage d’appeler chacun à ne pas voir comme des certitudes la place que nos images et nos récits actuels assignent à la femme préhistorique. Pour le reste, tous les scientifiques sont d’accord.

La Dame de Cavillon FinNotre analyse :

1 – La partie la moins éclairante du documentaire est celle insistant sur la couleur bleue des yeux et son rôle éventuel dans le choix du compagnon, en clair son lien avec la sexualité des femmes. Il y a aujourd’hui encore des Africains et des Européens aux yeux bleus. On ne voit pas la fonction particulière que jouent les yeux bleus dans leur vie sexuelle au point de croire que cette couleur des yeux a modifié l’histoire des sociétés en Europe ou ailleurs.

2 – Indubitablement, le grand moment de ce documentaire fut la démonstration de ce que les auteurs du livre appellent l’ethnoarchéologie ; une méthode qui « permet d’étendre le champ des possibles […]. Elle permet aussi d’écarter certaines hypothèses farfelues, jamais observées dans aucune population actuelle ou ayant existé » (p.36) : un moment magique s’opère quand les pisteurs namibiens (un pays du sud-ouest de l’Afrique) appelés à étudier les pas des préhistoriques dans une grotte en Europe confirment non seulement les premières impressions des chercheurs, mais surtout quand ils leur apportent des informations complémentaires très précises quant aux comportements des personnes d’une époque si lointaine qui ont laissé ces traces. Dans le groupe, il y avait des femmes, ont-ils dit : l’une a glissé et s’est rattrapée en posant rapidement l’autre pied ; l’autre a dû quelque peu « sursauter » pour mieux replacer une charge qu’elle portait (sans doute sur le dos). Et quand le scientifique mime ces deux scènes, pour lui, tout s’éclaire ! Le téléspectateur comprend qu’une nouvelle race de chercheurs est née. La connaissance du passé doit désormais s’appuyer sur la vie des humains d’aujourd’hui. « Il est probable que les femmes du paléolithique supérieur n’étaient pas très différentes de celles d’aujourd’hui. […] Les qualités de nos grand-mères, de nos mères et de nos sœurs se nichaient déjà dans l’ADN de Lady Sapiens » (p. 241).

L'évolution de l'homme 3Voir Lady sapiens, le livre : https://lafrancenoire.com/2021/09/30/la-deconstruction-de-notre-connaissance-de-la-prehistoire-avec-lady-sapiens-une-analyse-de-raphael-adjobi/#respond 

Raphaël ADJOBI

Le servage, cet autre visage de l’esclavage (une analyse de l’article de Ludolf Kuchenbuch*)

Le servage 6          Dès l’annonce de la parution de Les Mondes de l’esclavage, je n’avais qu’une question en tête : les auteurs intègrent-ils le servage et la colonisation dans les formes de l’esclavage ? Car pour moi, en dehors de la question de statut, le principe de l’exploitation de la force physique de l’autre pour ses besoins personnels est bien présent dans ces deux formes de dépendance servile. Une fois le chapitre « De l’esclavage au servage » repéré, c’est tout naturellement que, soulagé, je l’ai dévoré. C’est un excellent article de Ludolf Kuchenbuch, traduit par Laurent Cantagrel, que je conseille vivement à tous les collègues. Il nous fait comprendre, si nécessaire, pourquoi les événements de 1789 furent une vraie révolution. Par ailleurs, l’auteur dit lui-même que depuis Marc Bloch en 1941, le servage reste aujourd’hui encore un sujet épineux, même pour les chercheurs.

          Afin d’être très clair et très précis pour les lecteurs, plutôt que de parler de la France entière ou de l’Europe dans sa globalité, il circonscrit sa recherche à l’Alsace du Nord, afin de bien montrer par l’exemple comment on est passé des « mancipia considérés comme des choses (res) faisant partie des biens seigneuriaux […] vivant dans un établissement séparé, attaché à un manse » au stade d’ « esclaves disposant de biens […] à partir du IXe siècle ». Dès lors, fait-il remarquer, « le terme de servus remplace celui de mancipium* pour désigner la personne » ; et c’est désormais le mans – les fermes et les terres qui leur ont été concédées par le seigneur – qui acquiert, comme par analogie, le statut de non libre. En d’autres termes, « le lieu est devenu la principale composante de la non-liberté, prenant le pas sur la servitus de naissance ».

          L’auteur reconnaît la difficulté pour les chercheurs d’aujourd’hui à bien comprendre « le double processus dynamique de la seigneurisation ». En effet, il faut d’une part tenir compte de l’affranchissement de l’esclave de naissance (mancipium) avec lequel s’établit désormais « une relation de domination à distance », et d’autre part ne pas perdre de vue l’insertion de personnes nées libres ainsi que leurs biens dans la dépendance des aristocrates et des ecclésiastiques qui tous accumulent par voie de conséquence des terres et des personnes. Il faut peut-être imaginer que l’Église devenant de plus en plus puissante a tenu à partager les terres et les personnes que seuls détenaient jusque là les aristocrates. Du point de vue du seigneur, « cette modification de la condition de servitude […] consiste en un relâchement de la possession originelle sur l’esclave, la dissolution du statut de chose qui était le sien. […] Du point de vue du dominé, cette transformation consiste en l’acquisition d’une sociabilité familiale, […] au travail pour soi, et à l’acquisition de biens matériels » grâce à l’attribution de manses et de terres par le seigneur. « Les contreparties que doivent ces personnes dépendantes consistent principalement en services, en une disponibilité presque sans fin à aller travailler pour le seigneur sur ses terres, dans sa ferme, sa forêt, ses vignes, à se rendre à ses lieux de repos, à son armée ». Les colonisés d’Afrique, d’Asie et d’ailleurs se reconnaîtront aisément dans ces différents services. Par ailleurs, dans bien des cas, « ils doivent donner 5 poules [par an], 15 œufs, faire le guet à tour de rôle, préparer le malt et le pain. Service de messagerie, si/quand c’est nécessaire. Leurs femmes (doivent) tisser une chemise de 10 coudées de long et de 4 de large » ( extrait de la description du domaine (curtis) de Pfortz, appartenant à l’abbaye de Wissembourg).

Les monde de l'esclavage          La question que se pose l’auteur à la fin de son article est celle-ci : ces concessions et l’acceptation de faire de ses biens (res) des serviteurs à distance répondaient-elles à un souci moral de la part des seigneurs, ou bien les serviteurs leur ont-ils arraché tous ces changements ? Pour lui, comme pour nous, « les seigneurs avaient sans doute conscience des effets stabilisateurs d’une telle faveur, et des avantages matériels qu’ils pouvaient en tirer ». Mais nous n’écartons pas le fait que la montée en puissance de l’Église a sûrement joué un grand rôle. Grâce à son emprise sur les consciences, elle a certainement tenu à partager les terres aussi bien que les personnes avec les seigneurs. Sans cela, seule l’édification des nombreux châteaux serait compréhensible ; celle des cathédrales et autres lieux grandioses de la foi chrétienne nous plongerait encore dans des hypothèses insondables. Pour les seigneurs comme pour l’aristocratie ecclésiastique, la main-d’œuvre était là, à leur entière disposition. Il leur suffisait de s’entendre. Et il faudra l’apparition d’une autre catégorie de populations avec la multiplication des bourgs (villes) – les bourgeois – et le développement du commerce dans les siècles suivants pour voir ce bel édifice de l’exploitation de la force physique de l’autre pour son profit personnel commencer à se fissurer et enfin exploser en 1789.

* Ludolf Kuchenbuch, historien, professeur émérite à l’université de Hagen (Allemagne). Spécialiste du haut Moyen Âge occidental, il a consacré des travaux à l’étude du féodalisme et des transformations des statuts de dépendance.

* Le mancipium : l’esclave issu de la capture, en droit romain ; le captif réduit au travail servile auprès d’un maître.

Raphaël ADJOBI

Titre : Les Mondes de l’esclavage, 1168 pages

Auteur : Ouvrage collectif (50 auteurs et autrices, 15 nationalités).

Éditeur : Seuil, septembre 2021.

LADY SAPIENS : le livre qui déconstruit notre connaissance de la préhistoire (une analyse de Raphaël ADJOBI)

La dame de Brassempouy         « On a tendance, même dans les représentations récentes, à voir revenir des petits clichés sur la femme préhistorique. Notre idée était donc de déconstruire ces clichés-là pour aller vers un imaginaire plus proche de la réalité du terrain ». Tels étaient les premiers mots de la jeune préhistorienne Jennifer Kerner lors de la présentation, sur France culture le 10 septembre 2021, du livre Lady Sapiens, coécrit avec Thomas Cirotteau et Eric Pincas. Selon elle, aujourd’hui, « on a les éléments pour casser l’image d’Épinal de la femme [préhistorique] extrêmement fragile, extrêmement replète ».

          En effet, avant même d’aller plus loin dans la connaissance des différents rôles joués par la femme dans ces sociétés des origines – mère, compagne, artiste, esthéticienne, prêtresse, guérisseuse… – le livre s’appuie sur les analyses des squelettes et aussi sur les analyses génétiques pour dresser un portrait robot de la femme préhistorique. Le lecteur constate alors que ce portait n’a rien à voir avec le contenu des livres et des documentaires pour enfants ou adultes dont nous disposons aujourd’hui. Malgré le fait que toutes les populations humaines qui se diffusent vers l’Europe et l’Eurasie emmènent dans leur génome environ 2 % de celui des Néandertaliens, sortis eux aussi d’Afrique à une date encore plus reculée, « Lady Sapiens est une femme africaine à la peau noire, aux cheveux noirs et crépus, plutôt athlétique, musclée… aussi musclée que ses homologues masculins ». Et parmi les éléments de cette description physique, ce qui a surpris tous les chercheurs a été la perte très récente de la couleur noire de l’épiderme de ces hommes qui vivaient en Europe : « Les premiers Homo sapiens qui arrivent en Europe, il y a 45 000 ans, sont noirs de peau, et […] conservent cette couleur foncée longtemps […]. Nous pensions que les humains s’étaient plus rapidement adapté à un climat où l’ensoleillement est plus faible qu’en Afrique [parce que] avoir une peau plus claire permet en effet de mieux assimiler la vitamine D sous ces latitudes », remarque Évelyne Heyer, professeure en paléogénétique, et ethnobiologiste. Et pourtant, poursuit-elle complètement éblouie par la vérité scientifique, « il faut attendre le néolithique, – 6 000 ans avant J.C. pour voir un éclaircissement des couleurs de peau chez les populations » vivant en Europe. En d’autres termes, pour les scientifiques, l’être blanc ne date que d’hier ! Et Jennifer Kerner de renchérir : la peau de l’homme préhistorique est restée « noire jusqu’à une période extrêmement récente. 6 000 à 5 000 ans avant notre ère seulement, la peau commence à s’éclaircir ! ». Vous connaîtrez les causes de la récente dépigmentation de l’homme noir européen en lisant Lady Sapiens.

Les yeux bleus groupe 2          La découverte de ce récent blanchiment de l’Européen noir nous oblige à jeter un regard tout à fait nouveau sur toutes les autres découvertes relatives à la préhistoire faites en Europe. Nous sommes obligés de retenir que toutes les peintures rupestres, tous les objets d’art ou non, et toutes les inventions humaines antérieures à 5 000 ans ou 4 000 ans avant J.C. sont l’œuvre de populations noires ! Le génie blanc en prend un coup, n’est-ce pas ? Cette découverte « a de quoi surprendre, quand on a l’habitude des reconstitutions de femmes et d’hommes préhistoriques présentés dans les musées et dans les livres de vulgarisation, qui n’ont que rarement la peau foncée », reconnaissent les trois auteurs du livre. Voilà donc nos revues, nos « docufictions » et nos documentaires sur la préhistoire devenus obsolètes.

La Vénus de Laussel 3          En lisant Lady Sapiens, on comprend que les chercheurs d’aujourd’hui sont conscients du fait que les préhistoriens du XIXe siècle et ceux du début du XXe ont écrit l’histoire de l’humanité avec les vues racistes et sexistes de la société dans laquelle ils évoluaient. Ce que démontrait déjà Marylène Pathou-Mathis dans Le sauvage et le préhistorique (histoire du racisme) et dans L’homme préhistorique est aussi une femme (histoire du sexisme). Un changement de méthode s’impose donc. Non seulement les chercheurs conviennent qu’il est nécessaire de « travailler à la production de contre-discours appuyé sur une approche anthropologique et pluridisciplinaire qui pourrait être capable de construire un nouveau type de récit non monolithique » (Marylène Patou-Mathis – L’homme préhistorique est aussi une femme), mais il faut désormais faire usage d’un outil essentiel : l’ethnoarchéologie ! C’est-a-dire, prendre en compte l’étude des peuples actuels. Par exemple, l’étude des peuples de cueilleurs-chasseurs actuels d’Afrique, d’Asie et de l’Amérique du sud « permet d’étendre le champ des possibles, tant les solutions apportées pour s’adapter à l’environnement sont variées. Elle permet aussi d’écarter certaines hypothèses farfelues, jamais observées dans aucune population actuelle ou ayant existé » (p. 36). Très bien dit ! Il faut donc absolument tourner le dos aux méthodes des préhistoriens et des égyptologues du XIX et du début du XXe siècle qui travaillaient sans jamais regarder les populations de la terre au point d’inventer des peuples d’hommes blancs partout où le génie humain s’est exprimé. Mais nous devons aussi tous retenir cet autre point : malgré tous les efforts qu’ils accomplissent depuis quelques années pour un enseignement plus proche de la vérité, « un travail de déconstruction attend toujours les scientifiques afin de venir à bout des préjugés des universitaires eux-mêmes », c’est-à-dire les enseignants chargés de diffuser ces connaissances aux jeunes générations (p. 35). Nous espérons qu’ils seront nombreux à lire cet article et surtout le livre qui les accuse d’entretenir les préjugés en ne se mettant pas à jour.

Lady Sapiens          A ceux qui ne manqueront pas de dire qu’en revisitant ainsi l’histoire avec de nouveaux schémas on risque de tomber dans une autre lecture aussi biaisée, Thomas Cirotteau répond en ces termes : « Je pense qu’il faut accepter le risque des nouvelles interprétations que fait notre époque des faits scientifiques. Se tromper fait partie de la science. Nous sommes quand même aujourd’hui à une période où l’on a des éléments qui sont tout à fait directs, c’est-à-dire plus mesurables et déterminants pour dresser un portrait plus juste et plus nuancé de cette vie des hommes et des femmes du paléolithique supérieur – entre 40 000 ans et 10.000 ans avant notre ère ».

Raphaël ADJOBI

Le livre : Lady Sapiens, 248 pages. / Auteurs : Thomas Cirotteau, Jennifer Kerner, Éric Pincas – Editeur : Les Arènes, 2021.

Les tribulations de la Marianne noire de 1848

La Mariane noire de Toulouse          L’éphémère deuxième République a laissé de la statue de la Liberté ou notre Marianne une image inédite dont l’histoire mérite d’être contée. Avant 1848, en France, toutes les représentations picturales de la Liberté – que l’on appellera Marianne à partir de la IIIe République à la fin du XIXe siècle – étaient symbolisées par une femme blanche à l’allure masculine, avec tout de même une bonne paire de seins dont l’un était souvent dénudé. En effet, visiblement martiale par ses membres taillés à la serpe comme ceux des soldats romains, la Liberté ou Marianne était aussi la « Gueuse » quand elle était trop féminine et renvoyait à une République détestée. Oui, car nombreux étaient les Français ennemis de la République avant la IVe et la Ve République. Et voilà qu’au milieu du XIXe siècle, la deuxième République va symboliser la Liberté nationale française par l’image d’une femme noire aux cheveux raides tombant le long de son cou massif ! Une statue d’un mètre vingt, pesant quatre-vingt-dix kilogrammes, et qui arbore le bonnet phrygien des esclaves affranchis choisi par la première République. Voici le début de la description faite par les auteurs de La Marianne du musée (Editions Loubatières, 2020) de ce qui reste des multiples symboles qu’elle arborait : « Sur le bonnet […], Marianne aurait pu porter une structure en forme d’uræus, ce cobra femelle souvent associé au vautour qui ornait le front du pharaon… […]. Par ailleurs, les pans qui prolongent de part et d’autre le bonnet phrygien, s’apparentent au némès, coiffe emblématique des pharaons ». Quelle mouche a donc piqué ce sculpteur pour se permettre cette audace à une époque où fleurissaient les théories racistes niant aux Africains un quelconque passé glorieux ? C’était inévitablement vouer cette Marianne noire à une vie de tribulations.

          Initialement prénommée « La statue de la liberté », elle a été commandée par les cinq loges maçonniques toulousaines et sculptée par Bernard Griffoul-Dorval, en 1848, l’année de l’avènement de la IIe République et de l’abolition de l’esclavage. Elle méritait donc bien son nom. Selon Daniel Chartagnac, ancien professeur d’histoire et coauteur du livre dédié à cette statue toulousaine, ce serait le sculpteur qui aurait décidé de représenter la République sous les traits d’une esclave noire affranchie. Ami des fervents abolitionnistes et du droit de vote et d’éligibilité pour les nouveaux citoyens qu’étaient les Noirs, son œuvre a été approuvée par ceux qui l’ont commandée. Le fait qu’elle a été inaugurée dans la ferveur et dans une grande pompe avec à la clef un banquet de 350 convives dans un grand hôtel de la ville prouve la grande fraternité manifestée autour de cette sculpture ; même si « aucune mention n’est faite d’un toast porté à la statue de la Liberté ». Était-ce là le présage d’un avenir douloureux ?

La Marianne du musée 3          Née le 24 février 1848, la IIe République devient moribonde dès le 23 avril après la perte des élections par les Républicains ; premières élections organisées avec l’institution du suffrage universel masculin et direct dont l’essai en 1792 ne fut pas transformé. Les adversaires des Républicains qui viennent de triompher jugent alors le bonnet rouge phrygien trop révolutionnaire. Un décret d’août 1848 et une circulaire de mars 1849 déclarent séditieuse « la représentation de la République avec bonnet phrygien et sein dénudé » et l’interdisent (La Marianne du musée, éditions Loubatières, p. 45). D’abord, les deux drapeaux tricolores encadrant la nouvelle statue de la Liberté disparaissent ; une évidente façon de la priver du pavoisement républicain. L’enthousiasme qui avait accompagné l’abolition de l’esclavage s’est éteint et la représentation de la Liberté républicaine sous les traits d’une femme africaine ne semble plus faire l’unanimité. En 1864, elle est déménagée dans la Salle du Conseil du nouveau temple au 5 rue de l’Orient, et on n’entend plus parler d’elle jusqu’en 1941 (id. p. 96).

          Avec le régime de Vichy, son calvaire prend un visage plus rude. Les membres du Comité d’investigation et d’enquêtes (CIE) du régime de Vichy qui procèdent aux inventaires des sociétés secrètes, l’esquintent à plusieurs reprises. Les traces de coups de pistolet dans sa poitrine, dans la tête, une épaule fissurée et autres marques semblables à des plaies témoignent de la vive animosité des serviteurs du nouveau pouvoir à l’égard de la Marianne noire. Heureusement, des résistants francs-maçons parviennent à la récupérer et à l’enterrer – la cachant ainsi du regard de ses ennemis. Elle ne sortira de sa protectrice sépulture que des décennies plus tard. En 1977, elle est enregistrée dans le document officiel du Conseil général comme son propriétaire. Enfin, restaurée par l’atelier Pigassou de Rouffiac-Tolosan (Mathieu Arnal – ActuToulouse), elle trône désormais dans la salle d’exposition permanente du Musée départemental de la résistance et de la déportation de Toulouse, et témoigne de la difficulté qu’éprouvent les autorités françaises, depuis presque deux siècles, à accepter la part africaine de la France et à la transmettre aux jeunes générations.

Remarque : Notre Marianne n’est pas un hommage à la femme, contrairement à ce que certains croient. « Suivant la tradition allégorique antique qui consiste à représenter les choses abstraites ou lointaines de manière anthropomorphique, la Liberté, la France, la République ou encore la Justice, s’énonçant au féminin, c’est naturellement que ces concepts abstraits ont pris le genre de leur nom et sont représentés par des corps féminins » (La Marianne du musée, p. 13).

Raphaël ADJOBI

L’image de la femme dans le récit de l’humanité écrit par les hommes blancs

L'homme préhistorique          En ce XXIe siècle, on peut se réjouir de voir les femmes de plus en plus nombreuses à contester la place que les hommes blancs leur assignent, depuis plus de deux siècles, dans l’évolution de l’humanité. L’histoire de l’humanité telle qu’elle est enseignée dans nos établissements scolaires et nos universités est essentiellement un récit produit par l’homme blanc. Il est donc évident d’y découvrir celui-ci comme le plus beau, le plus grand, le plus fort, le plus intelligent. Au XIXe siècle, quand il lui a plu d’établir une échelle des êtres humains – en se plaçant bien sûr au sommet de la pyramide – l’homme blanc a pris soin de placer la femme (blanche) un cran plus bas. « Associée au primitif, au sauvage, elle est perçue comme une menace ». Aujourd’hui, presque toutes les femmes sont d’accord avec Simone de Beauvoir pour dire que « toute l’histoire des femmes a été faite par les hommes » et qu’il convient de prendre la parole pour déconstruire les paradigmes à l’origine du déni de leur rôle dans les inventions et innovations qui ont fait progresser l’humanité.

          Dans Histoire des Blancs, publié en 2010 (2019 en France par Max Milo), l’Américaine Nell Irving Painter a fait un excellent historique de la pensée européenne de l’Antiquité au XXe siècle. On découvre dans ce livre qu’à travers les époques, toutes les pensées dominantes étaient évidemment menées par les hommes, de surcroît blancs. Et c’est cette histoire de la domination masculine blanche avec ses préjugés sexistes intériorisés par les femmes qu’Olivia Gazalé dénonce et démythifie dans Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes (Robert Laffont, 2017). Plus récemment, c’est la préhistorienne Marylène Patou-Mathis qui s’est dressée contre cette construction masculine blanche de l’histoire de l’humanité où la femme est toujours présentée comme un « être de reproduction » opposé à l’homme considéré comme « un être de culture » (L’homme préhistorique est aussi une femme, Allary Éditions, 2020). Si les analyses de Marylène Patou-Mathis retiennent ici notre attention, c’est parce qu’elles montrent à quel point les conclusions scientifiques sont elles-mêmes empreintes d’idées sexistes et racistes. « Alors qu’aucune preuve tangible ne permettait de différencier les tâches et les statuts selon le sexe, les préhistoriens ont donné une vision binaire des sociétés préhistoriques : des hommes forts et créateurs et des femmes faibles, dépendantes et passives ». Et elle ajoute : « Pourtant, les recherches ont montré que les objets préhistoriques étaient polysémiques et n’étaient pas nécessairement représentatifs du sexe d’un individu ». Cette analyse nous montre comment l’on plaque sur les sociétés anciennes les présupposés ou stéréotypes contemporains les plus négatifs sur la femme ; présupposés et stéréotypes véhiculés par les publications scientifiques ainsi que les œuvres littéraires, artistiques ou philosophiques du XXe siècle.

L'homme préhistorique 2          Au milieu du XIXe siècle, selon Marylène Patou-Mathis, « dès la reconnaissance de l’existence d’humains préhistoriques, leurs comportements sont rapprochés de ceux des grands singes, gorilles et chimpanzés, puis de ceux des races inférieures perçus comme primitifs. Sans avoir fait une analyse précise de leurs usages, les premiers préhistoriens donnent aux objets taillés par les préhistoriques des noms à connotation guerrière : massue, casse-tête, coup-de-poing, poignard… […] Ainsi, dans la plupart des romans, les conflits sont-ils omniprésents, en particulier entre races différentes dont les types sont souvent empruntés aux récits des explorateurs ». En faisant de la violence un élément essentiel de « la nature humaine », l’homme blanc a non seulement fait de la virilité le synonyme de la puissance et de l’intelligence mais il l’a aussi confondu avec la violence sadique (Olivia Gazalé). Et très souvent, qui est au centre des conflits ? La femme ! Selon Marylène Patou-Mathis, les « docufictions » ou documentaires censés être fidèles à la réalité, car s’appuyant sur des données archéologiques, se conforment à la vision de notre société actuelle pour enraciner en nous l’idée que les femmes n’ont joué aucun rôle dans l’évolution technique et culturelle de l’humanité. On dénie à la femme tout génie comme pour être conforme à la pensée de Périclès disant que « la plus grande gloire de la femme est qu’on ne parle pas d’elle » (cité par Olivia Gazalé, p. 114).

La femme négrroïde de Laussel          Ne nous étonnons donc pas de constater la séparation sexuée des tâches dans les textes consacrés à la préhistoire et dans les romans préhistoriques où le héros est évidemment toujours du sexe masculin et blanc. Les hommes d’aujourd’hui lisent le passé à l’aune de leur schéma social contemporain. La guerre, la chasse, la pêche, la taille des outils et des armes – ces tâches « nobles » – sont forcément à leurs yeux l’œuvre des hommes (blancs). « Il est également inconcevable d’imaginer un artiste de sexe féminin. De même, l’idée que lui ou son modèle puisse être noir n’effleure même pas les esprits jusqu’à la découverte en 1911, par le Dr Jean-Gaston Lalanne, de la Vénus de Laussel ou Vénus à la corne (Laussel, Dordogne). Elle présente, pour l’époque, toutes les caractéristiques physiques d’une Noire, d’une Hottentote même ! » Mais surtout n’allez pas répéter cela ! On vous traitera de révisionniste – parce que tout le monde sait en Europe que, comme la femme, le Noir n’a jamais été capable de rien inventer. Pour tout bon Européen, la préhistoire est blanche, même quand les recherches scientifiques prouvent le contraire. Et on enseigne cela sans vergogne.

Raphaël ADJOBI

Origine et évolution de la fête des mères

La fête des mères - La France noire 2021          Dans son magnifique ouvrage L’homme préhistorique est aussi une femme (Allary Éditions, 2020), Marylène Patou-Mathis montre comment à partir du XVIe siècle l’Europe a puisé dans les textes de l’Antiquité puis dans la Bible les éléments pour construire de manière solide et populaire l’image de la femme inférieure à l’homme ; construction ayant permis par la même occasion d’établir que depuis la préhistoire l’homme avait pour lui la force, le courage et l’intelligence à l’origine de toutes les inventions et la femme la faiblesse physique et intellectuelle, la maternité et les tâches domestiques. Puis, au-delà de ces stéréotypes défavorables à la femme, le XIXe siècle européen va s’appuyer sur la science pour proclamer de manière officielle que la procréation est son destin et sa finalité. « En elle-même, la femme n’a pas de raison d’être ; c’est un instrument de reproduction qu’il a plu à la nature de choisir de préférence à tout autre moyen », assure Pierre Joseph Proudhon en 1858 (De la justice dans la Révolution et dans l’Église, t.1). De ce fait, ce n’est que justice d’honorer les mères, de les célébrer.

          Selon Marylène Patou-Mathis, « déjà dans la Grèce et la Rome antique, les mères des dieux et les matrones étaient célébrées au printemps, saison de la fertilité ». Si, dans l’Occident médiéval chrétien les fonctions de procréation et de gestion de la maison étaient aussi dévolues aux femmes, celles-ci pouvaient néanmoins exercer la médecine populaire ou être artisanes, ajoute-t-elle. « C’est à partir du XVe siècle que ces métiers vont leur être confisqués ». Et c’est à cette époque, en Angleterre, qu’apparaissent les premières célébrations de celles qui ont la charge quasi exclusive du travail domestique et de l’éducation des enfants qu’elles ont en grand nombre. Un dimanche par an leur était en effet consacré. Sur ce modèle, à partir du début du XXe siècle, plusieurs pays européens vont décréter « la journée des mères ». En France, contrairement à une idée commune qui fait du maréchal Pétain l’initiateur de cette journée de célébration, Marylène Patou-Mathis fait cette précision : « Les premières initiatives sont locales, elles reviennent à l’instituteur Prosper Roche, qui organisa, le 10 juin 1906, une cérémonie en l’honneur des mères de familles nombreuses à Artas, dans l’Isère, et à Lyon, ville qui, deux ans plus tard, consacra une journée aux mères ayant perdu un fils ou un mari à la guerre. » Il faudra attendre 1920 pour voir l’instauration, sur le plan national, de la fête des mères de familles nombreuses qui « sera élargie à toutes les mères en 1926 par le gouvernement républicain qui prônait une politique nataliste. »

          Si l’image du maréchal Pétain émerge dès que l’on se plonge dans l’histoire de cette célébration, c’est parce que sous son impulsion cette fête a pris « une dimension politique affirmée ». En effet, « face à la peur de l’étranger, la natalité est au centre des préoccupations des hiérarques du régime de Vichy. Les mères, inspiratrices de la civilisation chrétienne (Pétain, 1942), sont mises sur un piédestal (Pascal Riché, L’Obs, 31 mai 2015) ». Marylène Patou-Mathis ne manque pas de préciser que « cette thématique sera maintes fois reprise par les mouvements d’extrême droite et par les nationalistes, pour qui, faute d’une démographie satisfaisante, la civilisation occidentale est vouée à disparaître ». C’est le 24 mai 1950 que la fête des mères sera inscrite dans la loi. Il appartient à chacun, selon nous, de réfléchir au sens de cette loi : celui qui éprouve une obligation morale à célébrer sa mère a-t-il besoin d’une loi pour le faire ? Est-ce un délit de ne pas fêter sa mère ? Quel bénéfice les mères tirent-elles de cette reconnaissance officielle ? Peut-être pourrions-nous suggérer, en signe de reconnaissance, une journée de congé payé à toutes les mères ?

                      Regard sur une tradition de l’Afrique de l’Ouest

          Cette célébration de la mère est l’une des rares fêtes non religieuses que les Noirs de France semblent partager avec une certaine application. Et cela se comprend aisément : en Afrique noire, sauf peut-être chez quelques rares populations, la mère revêt une image presque sacrée. Là-bas, offenser une mère de famille peut entraîner un lynchage. Bref ! Ce qui nous importe ici est de nous appuyer sur une tradition africaine assez largement partagée pour éclairer cette inclination des Français noirs à célébrer la mère comme leurs compatriotes blancs. L’exemple vient du pays Akan constitué de différentes populations ayant un fond culturel commun et s’étendant de la moitié Est de la Côte d’Ivoire jusqu’au Togo. Les Akans fêtent « le dixième enfant ». Pratique qui rejoint la célébration des mères de familles nombreuses en Europe, mais avec une différence notable : si la tradition de ce groupe fait de la mère la figure centrale incontestable de la famille, cette fête célèbre surtout le groupe mère-enfants malgré la participation du père à la fête. En d’autres termes, cette fête présente de manière publique le couple et ses enfants, mais tout le monde a conscience que c’est la femme qui est principalement honorée. La présence obligatoire des enfants est la preuve que sa fécondité mérite reconnaissance comme en témoignent les cadeaux qui lui sont offerts ce jour-là. Dans cette région d’Afrique, cette cérémonie donne à tous la certitude que la femme est le centre de l’humanité et l’homme un être périphérique. Et de même qu’un jeune portant la main sur un vieil homme était un signe de malédiction, un homme qui portait la main sur une femme attirait des malheurs sur sa maison – à commencer par la perte de la considération publique.

Raphaël ADJOBI

L’Egypte ancienne est-elle blanche pour tous les enseignants ? (Réflexion)

          Comme nous le rappelle le dominicain et historien Yves Combeau, « le XVIe siècle est le siècle de l’humanisme. C’est aussi celui où l’on a réinventé l’esclavage et la monarchie absolue », et où fut affirmé que certains parmi nous n’avaient pas d’âme (article Controverse sur l’âme des Indiens d’Amérique – Hors-série de la revue Le Monde 2020). Et quand le jeune comédien et réalisateur Jean-Pascal Zadi dit en mars 2021 – lors de son discours comme lauréat du César du meilleur espoir masculin pour son film Tout simplement noirque l’« on est en droit de se demander si l’humanité de certaines personnes n’est pas souvent remise en cause », la question qui aurait mérité d’être posée était plutôt si au XXIe siècle l’humanité de toutes les personnes est reconnue par tous. Car l’humanité de certains a été officiellement niée au XVIe siècle ! On est donc en droit de se demander qui sont en ce XXIe siècle les négationnistes de l’humanité de l’Autre ?

Hiéroglyphes corps          Hier comme aujourd’hui, le négationniste est celui qui, par principe, est convaincu de la supériorité de ses croyances érigées en autorité immuable ne devant par conséquent être ébranlée par tout autre avis ou point de vue. Le négationniste conçoit toujours l’histoire et la parole de ses aïeux comme des vérités incontestables. Attitude qui fait apparaître tout mouvement qui viserait à présenter des éléments différents à cette histoire et à cette parole comme une entreprise de révision : du révisionnisme (1). En effet, « revoir » c’est reconsidérer ce qui est proclamé vrai. Une telle entreprise, tout à fait honorable et louable, est considérée comme un crime par celui qui n’a que des certitudes quant à son histoire et à la parole des siens ; ceux-ci ne sauraient mentir, ne sauraient se tromper. Leur avis fait autorité pour l’éternité.

          Or, une telle attitude est celle d’un religieux et non d’un historien. Ce dernier est toujours prêt à entendre un autre avis, alors que le premier, non. En effet, l’histoire est un récit et non une science ; encore moins une religion ! Et parler de récit suppose le droit de « dire » différemment – surtout au regard de connaissances ou considérations différentes. « Toute l’histoire – pas seulement celle de France – est un mensonge. La galerie des victoires de Louis XIV à Versailles est complètement une galerie de mensonges », disait récemment l’écrivain et scénariste Jean-Claude Carrière – historien de formation (France culture – le 27 février 2021). Un révisionniste ? Plus de cinq cents ans après l’erreur monumentale de Christophe Colomb et de ses amis qui prirent les autochtones du « Nouveau monde » pour des Indiens, les négationnistes continuent encore à enseigner aux jeunes générations que ces populations inconnues jusqu’alors des Européens sont bien des Indiens. Pour ne pas être qualifié de révisionniste, tout le monde se tait et entretient l’erreur devenue mensonge et même signe d’irrespect et de mépris du sentiment de l’Autre. En effet, « la première marque de respect à témoigner aux peuples devrait consister à les désigner comme ils le font eux-mêmes » (Léonora Miano – Afropea, édit. Grasset). C’est d’ailleurs ce qu’a fait un musée anglais. En 2006, au moment d’ouvrir sa nouvelle galerie égyptienne, le musée d’art et des antiquités de l’université de Cambridge – Fitzwilliam Museum – a clairement et officiellement admis que l’Égypte ancienne « fait partie de la culture africaine ». Cette institution a fait remarquer que ce sont les Grecs qui ont employé le terme « Égypte » pour désigner cette terre africaine alors que les populations elles-mêmes l’appelaient « Kemet », littéralement « terre noire ». Elle a donc décidé d’appeler sa galerie égyptienne « Virtual Kemet » comme pour signifier qu’il faut redonner aux Africains ce qui appartient aux Africains. Au-delà du fait que les artistes représentaient les populations avec une peau noire et des cheveux crépus – même s’il y a des Africains aux cheveux raides parmi les Peuls et les Touaregs – les conservateurs du musée estiment qu’« il existe de nombreux liens entre la culture égyptienne ancienne et la culture africaine moderne ». Pour eux, les gens voient l’Égypte ancienne avec un regard européen parce que la majorité des livres sont écrits par des chercheurs d’origine européenne ou nord-américaine. Point de vue que rejoindra l’historien français François-Xavier Fauvelle assurant que presque tous les archéologues se sont trompés sur les populations de l’Égypte ancienne parce qu’ils étaient imprégnés des théories racistes de leur époque (Science et Avenir ; Hors-série, juillet/août 2010). A notre avis, cette dernière remarque mérite une précision pour comprendre le déni d’une Égypte ancienne noire devenu une pratique commune.

          Il importe de noter que depuis qu’au XIXe siècle, contrairement à l’avis du Français Vivant Denon (1798), l’anthropologue et racialiste américain Samuel George Morton (1844) a proclamé que les anciens Égyptiens sont des Blancs, toutes les recherches archéologiques n’avaient pour seul objectif que d’en donner la preuve – j’emploie l’imparfait parce que les choses changent considérablement depuis quelques années. Selon cet opposant à la création unique de la Bible (monogénisme) – confirmée par la science au XXe siècle – seule la croyance en une multiplicité de races (polygénisme) peut expliquer l’existence des pyramides, prouesses de l’esprit de la race supérieure blanche que ne peut pas réaliser une race inférieure comme la noire (Nell Irvin Painter – Histoire des Blancs, édit. Max Milo, 2020). Une étrange façon de voir le monde des autres non pas tel qu’il est, mais tel que nous sommes. Depuis, « les archéologues ont fait de l’Égypte un isolat, sans relation avec son environnement africain » (François-Xavier Fauvelle – Science et Avenir, Hors-série juillet/août 2010). En attendant que les preuves scientifiques confirment l’affirmation de Samuel George Morton qui ne repose sur aucune réalité, toutes les recherches archéologiques démontrant le contraire ne portent aucun qualificatif racial. Quiconque ose dire qu’il lui semble reconnaître des Noirs dans les images exhumées de l’histoire de l’Égypte ancienne est aussitôt qualifié de révisionniste ; car le postulat que les anciens Égyptiens sont des Blancs demeure aujourd’hui encore une vérité dans la conscience collective européenne. Ainsi, dans l’Yonne (89), des enseignants se sont donné pour mission de dénoncer à leur hiérarchie tout collègue qu’ils estimeront tombé dans une sorte de radicalisme s’il présente aux élèves des images tendant à démontrer que les anciens Égyptiens sont des Noirs et non des Blancs ! Sur ce sujet – comme dirait la jeune Marie-Antoinette, reine de France, écrivant à ses sœurs restées en Autriche à propos de la passion des Français pour la musique – « on se divise, on s’attaque comme si c’était une affaire de religion ». Non, l’histoire n’est pas une religion ; c’est un récit supposant des visions différentes qu’il convient d’harmoniser au sein d’une même nation ou d’une même équipe. En attendant ce travail, les visions différentes ont le droit d’exister et d’être connues. On ne recourt pas à la loi pour trancher une divergence d’opinion sur une question d’histoire ou de littérature. On ne fait pas appel à l’autorité administrative mais aux instruments du savoir que sont les livres et autres travaux des chercheurs pour se départager. Le contraire s’appelle de l’inquisition. La Controverse de Valladolid est la marque historique de la juste confrontation des idées ; ce n’était nullement le lieu de prononcer une sentence mais de comprendre la réalité et comment se définir en conséquence. N’oubliez jamais qu’il fallait avant tout dire si les autochtones des Amériques étaient des êtres humains ayant une âme et descendaient d’Adam et Eve au même titre que les Européens. Et c’était donc bien une querelle entre « négationnistes » (la croyance officielle que les autochtones n’avaient pas d’âme) et « révisionnistes » (ceux qui pensaient que cette croyance commune était à revoir, à étudier sérieusement).

Berger égyptien          Il convient de retenir de tout ce qui précède que l’on ne recourt pas à la loi pour trancher une divergence d’opinion sur une connaissance historique ou littéraire. Répétons-le : dans ces domaines, on ne fait pas appel à l’autorité administrative mais aux livres et aux travaux des chercheurs pour se départager. Recourir à la loi dans de tels débats, c’est sombrer dans l’inquisition, c’est-à-dire dans l’enquête indiscrète, arbitraire et vexatoire. Or, les enseignants ne peuvent être respectés par leur hiérarchie et les parents que s’ils conviennent que l’on ne doit exiger d’eux que « des connaissances disciplinaires parfaitement maîtrisées », comme disait si bien le collègue René Chiche dans La désinstruction nationale. C’est donc se discréditer que de confier le jugement de la qualité de sa science à une autorité administrative plutôt qu’aux travaux de ses pairs destinés à la nourrir en permanence. Quand dans Le bilan de l’intelligence Paul Valéry assurait que nos diplômes et nos statuts (que nous assurent les concours) ne sont que le brevet d’une science momentanée sanctionnant le minimum nécessaire à l’exercice d’une fonction sociale, c’est parce qu’il pense que l’enseignant doit concevoir la connaissance comme un festin perpétuel. Il faut que chaque esprit s’y invite constamment pour se régénérer et éviter de s’étioler inévitablement avec le temps par manque de nourriture intellectuelle variée.

Raphaël ADJOBI     le 4/04/2021

(1) « Le négationnisme consiste en un déni de faits historiques, malgré la présence de preuves flagrantes rapportées par les chercheurs, et ce à des fins racistes ou politiques […] Le négationnisme vient en parfaite contradiction des événements qui se sont effectivement déroulés ou des faits établis, alors que le révisionnisme essaie de réinterpréter ou de remettre en perspective des faits, en accord avec les données objectives, sans opérer de sélection dans celles-ci » (Wikipédia).

     

« Au royaume des pharaons noirs » (un documentaire de Sam Mortimore)

Taharqa 1« Contrairement aux idées reçues, les pyramides ne sont pas l’apanage de l’Égypte. C’est le Soudan, et précisément la cité antique de Méroé, au bord du Nil, qui abrite le plus grand nombre de pyramides au monde. Il s’agit des vestiges d’une civilisation africaine longtemps occultée par l’Histoire, le royaume de Koush (ou Nubie). En effet, il semblait impossible à la pensée de certains archéologues occidentaux que des Noirs africains aient pu bâtir une civilisation aussi riche : temples, tombeaux, fresques… Cette culture a longtemps été perçue dans son rapport avec la civilisation égyptienne, sans son identité propre. Il faut dire que les relations entre les deux royaumes étaient complexes : Koush a souvent été considéré comme une simple colonie sous la domination de la puissante et orgueilleuse Égypte. Ainsi les fresque du temple égyptien d’Abou Simbel représentent les Koushites comme des prisonniers se prosternant devant le pharaon Ramsès II. Or, ils ont été d’importants partenaires commerciaux – le pays a bâti sa fortune sur le commerce de l’or avec l’Égypte – et les rois koushites, les pharaons noirs*, ont régné en Égypte entre le VIIIe et le VIIe siècle av. J.C.

Depuis quelques décennies, on note un regain d’intérêt des égyptologues et des archéologues pour l’importance de cette société ; Ce documentaire en est le reflet. Didactique et ambitieux dans sa volonté de précision, il parvient à réhabiliter la civilisation koushite injustement méconnue dans la mémoire collective ».

Alexandra Klinnik (Télérama du 24 au 30 avril 2021)

Taharqa 7Taharqa 2

* Remarque sur l’article : A aucun moment de son bref article, Alexandra Klinnik ne parle de pharaons blancs ; mais en qualifiant les rois koushites de pharaons noirs, elle laisse insidieusement entendre que les rois égyptiens sont des pharaons blancs. Il en est toujours ainsi : personne ne dit ni n’écrit « pharaons blancs » mais on laisse supposer que c’est de cela qu’il s’agit. Ainsi, les artistes et les cinéastes peuvent se permettre toutes les interprétations n’ayant surtout aucun lien avec les cultures africaines. De même, dans le documentaire, alors que les archéologues parlent de pharaons koushites, le commentateur ne cesse de répéter « pharaons noirs » pour bien laisser entendre que les pharaons égyptiens battus par leurs voisins du sud étaient blancs. Dans les deux cas, ce n’est pas du tout honnête de procéder de la sorte. Retenons que le chimiste et anthropologue Cheikh Anta Diop (1923 – 1986) avait en son temps demandé une analyse scientifique sur une momie pour lever le doute. Sa demande est restée vaine. Pourtant, en 2018, le Natural History Museum de Londres a analysé les ossements de Cheddar Man – l’ancêtre des anglais – et a révélé que celui-ci avait la peau noire. Pourquoi ne pas passer les momies par la même preuve scientifique ? De quoi a-t-on peur ?

Soyons clairs : pour ce qui est de tous les Africains d’hier et d’aujourd’hui – avant l’occupation permanente de la partie nord du continent par des peuples à la peau blanche avec le mélange que l’on remarque dans certaines régions – voici ce que l’on constate dans cette partie de l’Afrique en partant du nord vers le sud : 1) Les populations du désert étaient et sont tous des Noirs aux traits fins et aux cheveux parfois raides comme chez les Touaregs et les Peuls. 2) En descendant vers le sud, à partir du Sahel (zone entre le désert et la forêt), les traits des populations changent : on rencontre plus de Noirs au nez épaté. 3) Et quand on atteint la zone de forêt, les nez très fins deviennent rares (sauf au Rwanda et dans certains pays de l’Est). Cette variété de traits morphologiques est une réalité africaine indiscutable parce qu’observable. Les Égyptiens aux traits fins (comme la majorité des Ethiopiens) et leurs pharaons étaient des Noirs ; les pharaons au nez épaté étaient souvent originaires du sud, c’est-à-dire de Koush qui était en contact avec les populations des forêts.

Remarques sur le documentaire :

1) On apprend qu’après avoir triomphé des Égyptiens, leurs voisins du Nord, les Koushites ont souvent arboré le même attribut de pharaon mais avec deux cobras sur la coiffe royale au lieu d’un seul chez les Égyptiens ; le double cobra signifiant la réunion de l’Égypte et de Koush. Ce qui n’a jamais été fait avant le VIIIe siècle av. J.C. Imaginez-vous dans ce coin du monde, sans barrière naturelle notable, deux peuples de couleurs différentes – l’un blanc et l’autre noire – vivant sous le règne des rois noirs pendant plus d’un siècle ? Il est temps de cesser de fantasmer !  

2) Quand les Koushites, régnant sur l’Égypte, ont été vaincus par les Assyriens, que font les populations égyptiennes ? L’égyptologue du documentaire nous dit qu’ils se contentent de supprimer de la coiffe des pharaons koushites l’un des cobras afin que l’on croie qu’il s’agit d’un pharaon égyptien ! N’est-ce pas là la preuve que du point de vue de leur physique, il n’y a pas de différence entre un pharaon koushite et un pharaon égyptien ? N’est-ce pas là la preuve que les uns et les autres sont noirs et que tout ce qui différencie un pharaon égyptien et un pharaon koushite se résume au nombre de cobras sur la coiffe ?

3) Lorsqu’ils occuperont successivement l’Égypte, ni les Assyriens, ni les Grecs, ni les Romains ne se feront pharaons pour gouverner le pays ! Ils laisseront plutôt les traces de leur propre culture. Ce sont des peuples qui n’ont rien à voir avec la culture africaine. Ce qui les intéressaient, ce sont les richesses du pays et non pas régner sur les Noirs qui se sont d’ailleurs retirés en grand nombre plus loin vers le sud devant ces invasions. On n’a jamais vu un vainqueur adopter la culture du vaincu. Ce qui explique pourquoi dans le documentaire certaines techniques égyptiennes adoptées par les koushites ont beaucoup intrigué les archéologues, même si les deux peuples leur semblent avoir des cultures voisines.

Quelques traits des Africains du désert, du Sahel et de l’Afrique de l’Est : 

Etiopiens Ethiopiennes

Jeunes rwandaises

Popularions du Niger

Visages d'Afrique 1

Jean-Claude Carrière, Napoléon, Vercingétorix, et l’Histoire

Jean-Claude Carrière          « Toute l’histoire – pas seulement celle de France – est un mensonge. La Galerie des victoires de Louis XIV est complètement une galerie de mensonges. L’histoire de Napoléon, telle qu’on nous la raconte est hallucinante, parce que Napoléon a laissé la France plus petite qu’il ne l’a trouvée. Il a laissé la France appauvrie à un point extrême avec 1 million 500 mille hommes de moins ! Détesté par toute l’Europe, endetté… et on fait de lui notre grand héros national. C’est absolument incompréhensible ! C’est le prototype même du dictateur des temps modernes…

En juillet 1798, l’armée de Napoléon atteint l’Egypte et défait les Mamelouks au Caire. Habilement exploitée par la propagande napoléonienne, cette victoire n’a pourtant pas empêché l’Expédition de se terminer par un fiasco militaire ; le premier avant ceux de Saint-Domingue (contre les esclaves africains), d’Espagne et de Russie. Quand la flotte de l’expédition est détruite, Napoléon et ses soldats se retrouvent prisonniers en Egypte et n’ont qu’une seule idée : en sortir ! Clandestinement, Napoléon quitte l’Egypte en abandonnant le gros de son armée et débarque à Fréjus en octobre 1799. « Humiliation suprême » (Juan Cole), la malheureuse armée se rendra aux Anglais le 31 août 1801.

Napoléon et Vercingétorix          Pourquoi cela ? Parce que l’histoire fait partie de la culture du peuple. On lui apprend ce qui doit servir de modèle. Par exemple, l’histoire voudrait que Vercingétorix soit le modèle des Français ; alors que jusqu’à Napoléon III, Vercingétorix on n’en parlait pas. Et la première statue qu’on a eue de lui avec des moustaches ressemblait à Napoléon III. Vercingétorix était certainement un personnage intéressant. D’ailleurs César en parle en louant son courage et la force de sa parole. Mais ce que nous savons de lui est peu de chose. On sait qu’il est mort étranglé à Rome après avoir figuré (exhibé comme vaincu) dans le triomphe de César, c’est tout ! Tous les peuples du monde racontent leur histoire qui ne coïncide pas du tout avec celle de leurs voisins. Et c’est parfois embêtant. On l’a vu lors de la dislocation de la Yougoslavie où chaque partie – la Bosnie, la Herzégovie, la Serbie – racontait l’histoire commune à sa façon. C’était étonnant de voir que les mêmes événements n’étaient pas du tout les mêmes selon que l’on les racontait d’un côté ou de l’autre.

          L’histoire est de ce fait une discipline à unifier. D’abord parce qu’il s’agit du passé ; les événements ont eu lieu à un moment donné. Et entre le passé et l’histoire (le récit), il y a la mémoire. De quoi nous nous souvenons vous et moi de ce que nous avons connu dans notre vie ? De quoi les historiens se souviennent-ils ? Les mémorialistes ne sont pas d’accord entre eux. Et c’est normal parce que la mémoire est un exercice du temps présent. La mémoire, c’est aujourd’hui ; ce n’est pas hier. Or, la troisième étape qui est l’histoire (le récit) doit passer à travers les mémoires. Les traces comme les ruines, il y en a très peu pour témoigner de tout le passé. L’histoire doit donc passer par une infinité de mémoires contradictoires pour retrouver le passé ».

Il explique ainsi le titre de son dernier livre :

La vallée du Néant

(Odile Jacob, 2018)

Le titre du livre est emprunté à un vieux poème persan du XIIe siècle racontant l’histoire des oiseaux qui partent à la recherche de leur vrai roi et doivent franchir sept vallées avant d’arriver au but. L’une des vallées s’appelle La vallée du Néant. Il s’agit d’un endroit difficile à figurer parce qu’il n’y a rien. Il faut franchir le Rien pour trouver la vérité. Mais que trouvent les oiseaux au terme de leur voyage ? Un miroir ! Un miroir dans lequel ils se voient ; ils voient leur vie. Et une voix leur dit : « vous avez fait un long voyage pour arriver au voyageur ». Malheureusement, quand les Européens sont parvenus aux Amériques et en Afrique, ils n’ont pas reconnu l’Être dans le Néant.

D’autre part, il y a plus de choses dans le Néant (le non-étant) que dans l’Être. Ce Néant (le vide après la mort) a toujours été peuplé de beaucoup de choses par tous les peuples, toutes les cultures de la terre.

Jean-Claude Carrière

(France Culture – 27 février 2021)