Quel plaisir de lire cette fine critique de Juliette Cerf de l’œuvre d’Emmanuel Todd sur l’histoire des femmes ! Nous ne cessons de dénoncer cette passion des Européens à parler des autres peuples au lieu de les écouter. De la même façon, pourquoi les hommes ont-ils cette tendance à croire qu’ils connaissent mieux les femmes qu’elles-mêmes et qu’ils sont très bien placés pour parler d’elles, de leurs pensées ? Dans un cas comme dans l’autre, c’est presque toujours sous « l’habit objectif du chercheur » que les hommes se baignent dans leurs préjugés.
Après Où sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine*, sorti en 2017, peu avant l’affaire Weinstein, Emmanuel Todd, amateur du temps long propre à l’anthropologie historique, publie Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes. L’effet miroir entre les titres alerte : « elles » seraient-elles à part, hors du « nous » ? L’anthropologue, spécialiste des structures familiales , ne pouvait certes ignorer que les femmes représentent la moitié de l’humanité ; l’historien, en revanche, ne tarde pas à s’avouer « historien androcentré typique », doté d’un « moi banalement masculin », représentant d’une discipline « longtemps aveugle aux femmes ». C’est d’ailleurs parce que Todd ne s’était jamais, avant #MeToo, intéressé au féminisme – dont il n’a visiblement toujours pas lu les textes – qu’il peut formuler cette question provocatrice : « le féminisme est-il dangereux pour nos sociétés ? » La réponse, on s’en doute, est plutôt oui : la « société tertiaire très féminisée » ayant fait chuter le potentiel industriel. Mais rassurons-nous, à l’en croire, le féminicide, en baisse, ne représente, lui, aucun danger pour les femmes… La prétendue scientificité du propos masque mal ses accents pamphlétaires masculinistes. Todd se drape de l’habit objectif du chercheur, comparant chiffres et données, pour mieux laisser le féminisme « de troisième vague » se vautrer dans la fange de sa « néfaste » idéologie : créatrice d’un nouvel « antagonisme » entre les sexes, mue par le seul « ressentiment ». Et surtout aussi vaine que son concept central de « patriarcat », balayé d’un revers de main par Todd, tant frappe la réalité anthropologique de l’émancipation des femmes : dépassement du niveau éducatif masculin, accès au marché du travail, postes à responsabilité, etc. Cette révolution a même « entraîné l’effondrement final du catholicisme, et activé toute la mécanique idéologique des années 1965-2020 » : recul du racisme, de l’homophobie (« une affaire d’homme »), essor de la bisexualité, théorie du genre et phénomène transgenre, etc. Cette « domination féminine émergente », Emmanuel Todd la nomme la « matridominance ». « La marginalisation d’un sexe [les femmes] a mis l’humanité à l’arrêt. L’infériorisation, trois à cinq millénaires plus tard, de l’autre sexe pourrait ne pas être une bonne idée… ». Un retour à « une définition conceptuelle conservatrice des deux sexes » s’impose donc. L’idéologie du premier sexe aurait-elle aussi gagné le chercheur ?
Juliette Cerf
In Télérama 3759 du 26/01/2022
*Édition du Seuil, 400 pages.