Concernant le nombre d’Africains déportés dans les Amériques – s’il est sans grand intérêt dans la qualification de crime contre l’humanité attaché à la chosification du Noir et aux conséquences qui en découlèrent – il est tout de même important de constater le grand soin pris par les historiens français pour le minimiser. En effet, ils avancent régulièrement le chiffre de 12 millions de déportés pour dire qu’au regard de quatre siècles de traite le crime n’est pas si énorme que cela. Pour notre part, nous assurons qu’il faut manquer de bon sens pour s’en tenir à ce chiffre et le proposer au public.
Personne ne peut donner un compte exact de la réalité parce que tous les capitaines négriers trichaient. Compte tenu de la toute-puissance des capitaines et l’absence totale de contrôle quant au nombre de captifs qu’ils transportaient puis vendaient dans les Amériques, on peut croire qu’ils savaient s’enrichir sans trop léser les armateurs dont ils dépendaient. L’historien américain Markus Rediker semble être le seul à avoir signalé le fait que les capitaines se réservaient les enfants et surtout des jeunes femmes pour leur plaisir sexuel et les revendaient sûrement pour leur compte personnel. Il écrit qu’en 1787, à Bristol, l’abolitionniste Thomas Klarkson a recueilli le témoignage du marin Falconbridge qui contredisait celui de son capitaine : «Il pensait qu’il y avait bien plus de kidnapés parmi les esclaves que Fraser ne voulait bien l’admettre, et que Fraser les achetait lui-même sans poser de questions» (A bord du négrier, p. 51). Cela explique pourquoi les statisticiens ne sont absolument pas d’accord pour arrêter un chiffre acceptable pour tous. Et quand on sait qu’à notre époque moderne les historiens ne sont pas d’accord sur le nombre exact des soldats et des civils que la France a fait venir de ses colonies durant la Première ou la Seconde guerre mondiale – ni combien sont rentrés chez eux – on peut raisonnablement douter du chiffre de 12 millions de déportés dans les Amériques qu’ils voudraient faire passer pour une vérité scientifique.
Retenir le chiffre de 12 millions d’Africains déportés en quatre siècles, c’est courir le risque de se couvrir de ridicule si les élèves découvrent un jour la grande différence entre les estimations statistiques qui circulent sur ce sujet. Déjà, sachez pour comparaison que «plus de 14,5 millions d’immigrants, la plupart du Sud et de l’Est de l’Europe, entrèrent [aux Etats-Unis] entre 1900 et 1920» (Nell Irving Painter – Histoire des Blancs, p. 272). Doit-on croire qu’en quatre siècles, il y a eu moins de captifs africains déportés dans les Amériques que d’Européens passés de l’autre côté de l’Atlantique en vingt ans ? A qui veut-on faire avaler cela ? Sur ce chapitre, Basil Davidson – que cite Tidiane Dikité dans La traite des noirs et ses acteurs africains (p. 10) – dit ceci: «entre 1580 et 1680, par exemple, on dit que les Portugais n’ont pas transporté moins de un million de captifs au Brésil». En d’autres termes, ils ont pu déporter plus d’un million d’individus, peut-être deux ou trois millions… Et Basil Davidson poursuit : «pour le total général des captifs débarqués vivants, outre-Atlantique, un éminent statisticien démographe, Kuczinski, est arrivé à la conclusion que quinze millions est un chiffre qui peut être retenu. D’autres chercheurs ont accepté ce chiffre, mais comme un minimum ; certains ont pensé que le total probable serait une cinquantaine de millions et d’autres encore l’ont estimé beaucoup plus élevé».
Après avoir pris connaissance de ces informations, vous vous demandez sûrement : «quel chiffre choisir alors ?» Aucun, dirons-nous ! Il suffit de montrer l’extraordinaire éventail des estimations des chercheurs pour que chacun prenne conscience du fait que l’Afrique a été sérieusement saignée et a perdu ses forces vives durant quatre siècles. Selon la Suissesse Aline Helg, cette saignée a été telle qu’au début du XIXe siècle « près de la moitié des captifs africains étaient des enfants et seulement un tiers des hommes adultes » (Plus jamais esclaves – édit. La Découverte, 2016). Si le départ de 14 millions de personne en 20 ans n’a pas vidé la petite Europe de ses forces vives, comment peut-on imaginer que l’immense Afrique soit vidée par le départ de seulement 12 millions de personnes adultes en quatre siècles ? Par ailleurs, il conviendrait de ne jamais oublier de mentionner que les morts sur les lieux de capture et durant le transport sont trois à quatre fois supérieurs au nombre d’individus parvenus dans les Amériques. Le crime est dans la chosification de l’homme qui a permis tous ces morts et non dans les chiffres. Et en quatre siècles, combien sont-ils nés dans les Amériques et sont morts dans la servitude ? C’est le seul vrai chiffre qui pourrait expliquer la puissance économique générée par l’esclavage des Noirs dans les Amériques.
Raphaël ADJOBI