Les tribulations de la Marianne noire de 1848

La Mariane noire de Toulouse          L’éphémère deuxième République a laissé de la statue de la Liberté ou notre Marianne une image inédite dont l’histoire mérite d’être contée. Avant 1848, en France, toutes les représentations picturales de la Liberté – que l’on appellera Marianne à partir de la IIIe République à la fin du XIXe siècle – étaient symbolisées par une femme blanche à l’allure masculine, avec tout de même une bonne paire de seins dont l’un était souvent dénudé. En effet, visiblement martiale par ses membres taillés à la serpe comme ceux des soldats romains, la Liberté ou Marianne était aussi la « Gueuse » quand elle était trop féminine et renvoyait à une République détestée. Oui, car nombreux étaient les Français ennemis de la République avant la IVe et la Ve République. Et voilà qu’au milieu du XIXe siècle, la deuxième République va symboliser la Liberté nationale française par l’image d’une femme noire aux cheveux raides tombant le long de son cou massif ! Une statue d’un mètre vingt, pesant quatre-vingt-dix kilogrammes, et qui arbore le bonnet phrygien des esclaves affranchis choisi par la première République. Voici le début de la description faite par les auteurs de La Marianne du musée (Editions Loubatières, 2020) de ce qui reste des multiples symboles qu’elle arborait : « Sur le bonnet […], Marianne aurait pu porter une structure en forme d’uræus, ce cobra femelle souvent associé au vautour qui ornait le front du pharaon… […]. Par ailleurs, les pans qui prolongent de part et d’autre le bonnet phrygien, s’apparentent au némès, coiffe emblématique des pharaons ». Quelle mouche a donc piqué ce sculpteur pour se permettre cette audace à une époque où fleurissaient les théories racistes niant aux Africains un quelconque passé glorieux ? C’était inévitablement vouer cette Marianne noire à une vie de tribulations.

          Initialement prénommée « La statue de la liberté », elle a été commandée par les cinq loges maçonniques toulousaines et sculptée par Bernard Griffoul-Dorval, en 1848, l’année de l’avènement de la IIe République et de l’abolition de l’esclavage. Elle méritait donc bien son nom. Selon Daniel Chartagnac, ancien professeur d’histoire et coauteur du livre dédié à cette statue toulousaine, ce serait le sculpteur qui aurait décidé de représenter la République sous les traits d’une esclave noire affranchie. Ami des fervents abolitionnistes et du droit de vote et d’éligibilité pour les nouveaux citoyens qu’étaient les Noirs, son œuvre a été approuvée par ceux qui l’ont commandée. Le fait qu’elle a été inaugurée dans la ferveur et dans une grande pompe avec à la clef un banquet de 350 convives dans un grand hôtel de la ville prouve la grande fraternité manifestée autour de cette sculpture ; même si « aucune mention n’est faite d’un toast porté à la statue de la Liberté ». Était-ce là le présage d’un avenir douloureux ?

La Marianne du musée 3          Née le 24 février 1848, la IIe République devient moribonde dès le 23 avril après la perte des élections par les Républicains ; premières élections organisées avec l’institution du suffrage universel masculin et direct dont l’essai en 1792 ne fut pas transformé. Les adversaires des Républicains qui viennent de triompher jugent alors le bonnet rouge phrygien trop révolutionnaire. Un décret d’août 1848 et une circulaire de mars 1849 déclarent séditieuse « la représentation de la République avec bonnet phrygien et sein dénudé » et l’interdisent (La Marianne du musée, éditions Loubatières, p. 45). D’abord, les deux drapeaux tricolores encadrant la nouvelle statue de la Liberté disparaissent ; une évidente façon de la priver du pavoisement républicain. L’enthousiasme qui avait accompagné l’abolition de l’esclavage s’est éteint et la représentation de la Liberté républicaine sous les traits d’une femme africaine ne semble plus faire l’unanimité. En 1864, elle est déménagée dans la Salle du Conseil du nouveau temple au 5 rue de l’Orient, et on n’entend plus parler d’elle jusqu’en 1941 (id. p. 96).

          Avec le régime de Vichy, son calvaire prend un visage plus rude. Les membres du Comité d’investigation et d’enquêtes (CIE) du régime de Vichy qui procèdent aux inventaires des sociétés secrètes, l’esquintent à plusieurs reprises. Les traces de coups de pistolet dans sa poitrine, dans la tête, une épaule fissurée et autres marques semblables à des plaies témoignent de la vive animosité des serviteurs du nouveau pouvoir à l’égard de la Marianne noire. Heureusement, des résistants francs-maçons parviennent à la récupérer et à l’enterrer – la cachant ainsi du regard de ses ennemis. Elle ne sortira de sa protectrice sépulture que des décennies plus tard. En 1977, elle est enregistrée dans le document officiel du Conseil général comme son propriétaire. Enfin, restaurée par l’atelier Pigassou de Rouffiac-Tolosan (Mathieu Arnal – ActuToulouse), elle trône désormais dans la salle d’exposition permanente du Musée départemental de la résistance et de la déportation de Toulouse, et témoigne de la difficulté qu’éprouvent les autorités françaises, depuis presque deux siècles, à accepter la part africaine de la France et à la transmettre aux jeunes générations.

Remarque : Notre Marianne n’est pas un hommage à la femme, contrairement à ce que certains croient. « Suivant la tradition allégorique antique qui consiste à représenter les choses abstraites ou lointaines de manière anthropomorphique, la Liberté, la France, la République ou encore la Justice, s’énonçant au féminin, c’est naturellement que ces concepts abstraits ont pris le genre de leur nom et sont représentés par des corps féminins » (La Marianne du musée, p. 13).

Raphaël ADJOBI

5 commentaires sur « Les tribulations de la Marianne noire de 1848 »

  1. Difficile d’imaginer qu’une Marianne noire ait existé, et en plus au XIXe siècle ! Autant dire qu’un pas décisif avait été fait alors. Aujourd’hui, on pourrait au moins faire connaître son histoire, à défaut de l’exhiber, mais le silence couvre ces faits historiques. Pour ma part je ne l’aurais pas su si je ne t’avais lu. Merci d’enrichir nos connaissances sur l’histoire de notre pays.

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  2. C’est effectivement une découverte ; et cela grâce à un collègue d’histoire qui a été intrigué par le visage singulier de cette Marianne. Je crois sincèrement que nous n’avons pas fini de parler du passé que nous avons en commun avec nos compatriotes blancs – les hommes particulièrement. Je suis prêt à exploiter les découvertes des uns et des autres pour nous instruire.

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  3. LA BELLE AU MUSEE DORMANT !
    La Marianne du musée nous dit qu’à un moment de notre histoire, des français ont cru à l’égalité et à la fraternité. Elle n’a pas d’yeux parce que c’est une déesse ; dans l’Antiquité primitive, les dieux étaient représentés sans yeux. Ils n’en avaient pas besoin pour voir. C’est aussi une technique qui permet de créer l’impression d’un regard qui poursuit le visiteur. Cette Marianne est franc-maçonne, républicaine et noire !

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